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L’Inventus neuronal,
un nouveau concept à partir de Changeux et Bourdieu

 

 
Un texte d’Eugène Michel
 


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« Il n’est indiscutablement jamais très facile de maintenir le juste équilibre entre la capacité d’être pareil aux autres dans ce que l’on fait ou ne fait pas, et la capacité de se montrer unique, entièrement différent des autres. »

Norbert Elias(1)

« Plus une découverte est originale, plus elle est simple ensuite. »

Arthur Koestler(2)
 

 

Au cours de mes études de biophysique des membranes cellulaires effectuées au Collège de France et dans la charmante ville de Gif-sur-Yvette, un chercheur renommé, R.T. Kado, insista pour que je visualise bien la cellule vivante comme un sac d’eau salée rempli d’organites en relation constante avec l’extérieur et non pas une tranche vue au microscope. À l’époque, cette image me sembla une évidence. J’ignorais qu’elle allait m’inspirer une théorie du développement ainsi que la proposition de création d’une science, qui serait pour l’individu ce qu’est la sociologie pour le groupe, et que j’ai baptisée « monologie »(3). Cela se produisit il y a une quinzaine d’années. De là résulta en 2003 la création du concept d’inventus neuronal(4).

Dès la première cellule, l’existence s’affirme dans la relation d’un intérieur avec un extérieur concrétisée par un besoin d’apports. Aussitôt, pour ne pas dépendre d’un environnement limité qui risquerait d’être défaillant dans son rôle de fournisseur d’apports, l’être élargit son champ relationnel. Il fait cela grâce à l’acquisition des quatre outils successifs que sont les sens, les gestes, la parole et l’écrit. Chaque nouvel outil s’élabore à partir de l’ensemble des précédents. Ces outils favorisent la méthode la plus efficace d’obtention des apports qui est l’échange. Leur invention est rendue possible par le développement neuronal.

Cependant, les enfants ne réinventent pas les découvertes de la collectivité où ils naissent. Celles-ci leur sont transmises par imitation. Nous dirons que le développement individuel reproduit dans ses grandes lignes le développement collectif. La corrélation entre les développements collectif et individuel m’a conduit à proposer leur description en quatre étapes : maternelle, familiale, collective et individuelle résumée dans le tableau suivant :

 

Etapes collectives 1. Maternelle

Origines
2. Familiale

—> Renaissance
3. Collective

—> 1945(5)
4. Individuelle

Après 1945
Etapes individuelles 1. Petite enfance 2. Enfance 3. Adolescence 4. Jeunesse
Outils partagés Sens et gestes Parole Lecture Ecriture
Extension relationnelle Maison Village Pays Monde
Utopies Animisme Monothéisme Démocratie Corps

 

Mais l’être n’imite pas de façon servile un exemple qui serait assuré. L’exemple est toujours multiple et discutable. L’être explore des variantes et une suite au développement collectif. Le principe de reproduction du développement ne se sépare pas d’un principe d’exploration.

Dans La Société des Individus, Norbert Elias (1897-1990) étudie l’émergence de l’individualisation humaine au fur et à mesure du développe­ment de la socialisation. Son concept d’« espace de survie » qui s’élargit pro­gressivement jusqu’à atteindre maintenant la planète entière(6) correspond tout à fait à notre concept de « champ relationnel » en constante extension. D’autre part, Elias décrit bien le parcours depuis la famille jusqu’à la nation. Il évoque « l’identité préétatique du nous, que ce soit celle de la famille, du village natal ou de la tribu. »(7) « Le groupe familial a été à des stades antérieurs l’unité de survie première et indispensable. Il n’a pas tout à fait perdu cette fonction, en particulier pour l’enfant. Mais à l’époque moderne l’Etat (…) a repris à son compte cette fonction, comme beaucoup d’autres qu’assumait antérieurement la famille. »(8) Pour Elias, « il n’y a pas d’identité du je sans identité du nous. Seules la pondération du rapport je-nous, la configuration de ce rapport changent»(9) La prépondérance du je augmente avec l’âge de la personne aussi bien qu’avec le développement de la civili­sation, mais le nous reste indispensable. C’est exactement la signification de l’étape individuelle de notre nouvelle théorie. Elias entrevoit lui aussi un lien entre développement individuel et collectif : « Chaque individu doit parcourir pour son propre compte en abrégé le processus de civilisation que la société a parcouru dans son ensemble ; car l’enfant ne naît pas « civilisé »(10). Il semble cependant que ce qui aura manqué à Elias, ce soit l’analyse des outils du développement, en particulier l’écriture-lecture. Mais Elias, qui avait dans sa jeunesse étudié la médecine, réclame que la sociologie se rapproche de la biologie.

Jean-Pierre Changeux, le biologiste pionnier de la plasticité neuronale vue comme une « épigenèse par stabilisation sélective des synapses », semble l’un des premiers à avoir voulu répondre à cette attente. Dans son ouvrage L’Homme de Vérité(11), il crée le concept d’habitus neuronal à la suite de celui d’habitus de Pierre Bourdieu. Après avoir proliféré de façon aléatoire, les connexions synaptiques se stabilisent par la répétition des relations signi­fiantes avec l’environnement, donc, en particulier, des habitus bourdieusiens.

Le concept d’habitus neuronal me donna aussitôt l’idée de celui d’inventus neuronal. L’habitus neuronal est le versant imitatif de l’être, l’inventus neuronal son versant explorateur. Si les neurones se stabilisent grâce à la répétition, il ne faut pas oublier qu’ils sont inséparables de la recherche de solution à des problématiques toujours nouvelles liées au besoin d’apports et à l’extension du champ relationnel.

Quels que soient son âge et sa spécialisation, un être ne s’épanouira que s’il sollicite aussi bien son habitus que son inventus. C’est dans la coordina­tion entre ces deux attitudes que l’édifice neuronal aura des chances de fonctionner d’une façon correcte. Trop d’imitation provoquera l’angoisse du manque d’autonomie face à toute confrontation inattendue, trop d’explora­tion l’angoisse du manque de repères. On me pardonnera de mentionner Schopenhauer. Selon lui, l’être oscille entre l’ennui et la souffrance. Il y a là, me semble-t-il, une part de vérité : l’ennui, c’est l’excès d’habitus et l’insuffi­sance d’inventus ; la souffrance, l’insuffisance d’habitus et l’excès d’inventus.


Tout au long de notre vie, nous avons besoin d’exemples à suivre, et en même temps, nous sommes nourris par la confrontation incessante à des problématiques ni trop faciles ni trop difficiles à résoudre. La stabilisation des connexions neuronales ne peut être réalisée ni dans une certitude extérieure absolue ni dans un complet tâtonnement, mais dans l’association entre habitus et inventus.

Ces deux concepts s’inscrivent dans une continuité parfaite avec les travaux d’Arthur Koestler. Dans Le Cri d’Archimède, Koestler définit clairement un concept proche de l’habitus éliasien et bourdieusien : « Les matrices qui ordonnent nos perceptions, nos pensées, nos activités sont de l’apprentissage condensé en habitude. Le processus commence à la première enfance et se poursuit jusqu’à la sénilité»(12). Mais une marge de manœuvre subsiste : « Tout comportement ordonné, depuis le développement embryon­naire jusqu’à la pensée verbale, est gouverné par des « règles du jeu » qui lui donnent cohésion et stabilité, mais en laissant une liberté suffisante pour des stratégies souples adaptées aux conditions de l’environnement. »(13) De plus, au-delà de ces « stratégies souples », le grand sujet de Koestler est d’analyser la créativité en tant qu’émergence d’une nouveauté exceptionnelle pratiquée par les scientifiques ou les artistes : « L’acte créateur, en reliant des dimen­sions d’expériences jusque-là étrangères l’une à l’autre, lui permet de s’élever à un niveau supérieur d’évolution mentale. C’est un acte de libération : l’habitude succombe à l’origina­lité. »(14) Chez Koestler, la créativité – obtenue par un acte « bisociatif » – est vue comme une libération par rapport à l’habitude, une « manière d’échapper à la routine plus ou moins automatisée de la pensée et du comportement »(15).

L’idée nouvelle apportée par notre notion d’inventus est que la créativité est une nécessité physiologique inhérente au fonctionnement neuronal, donc propre à toute personne au quotidien, à tout âge. Le double mouvement habitus / inventus suscite une activité synaptique dont nous sommes loin aujourd’hui d’appréhender le fonctionne­ment tant il est rendu complexe par la seule multiplicité des neurones et de leurs innombrables connexions excitatrices ou inhibitrices.

Lorsqu’un être subit un conflit prolongé entre inventus et habitus, sa souffrance est réelle : on peut supposer que les neurones ne reçoivent pas au quotidien leur indispensable nourriture moléculaire, ils dépérissent et se voient dépérir. Par réflexe de survie, l’être adopte alors des comportements souffrants qui, de fait, peuvent lui apporter une conciliation habitus (être malade) / inventus (être original). S’il n’y parvient pas, on peut imaginer – ce n’est qu’une hypothèse lointaine – que surviennent des pathologies dégéné­ratives comme la maladie d’Alzheimer.

Une autre solution est d’utiliser des substances psychoactives. L’addictus désignait chez les Romains celui qui était esclave de ses dettes. Le mot a donné « addiction ». S’agissant des substances telles que le tabac, l’alcool et les diverses drogues, on est frappé par les deux extrêmes de la motivation de leur consommation : la convivialité et l’expérimentation. Nous nous situons bien là entre l’habitus et l’inventus. D’autre part, on sait que ces substances agissent sur les synapses. Les psychotropes stimulent ou inhibent la production des neurotransmetteurs – ces molécules variées qui fran­chissent l’espace synaptique – ou bien elles peuvent les imiter. Ainsi peut-on parler d’addictus neuronal. Ce sont les travaux de Changeux et al. sur les récepteurs nicotiniques neuronaux qui m’inspirent ce nouveau concept.

Tout se passe comme si l’addictus neuronal venait pallier les carences d’habitus et d’inventus neuronaux. Cette tentative de court-circuiter le fonctionnement neuronal modéré provoque des ravages : l’addictus neuronal entraîne une perte de contrôle des habitus et inventus neuronaux. L’action brutale à court terme par des molécules actives sur les synapses ne fait qu’augmenter les dysfonctionnements d’un système dont la finesse multi­factorielle résulte d’une évolution sur des millions d’années. On pourrait comparer les conséquences de ces carences neuronales à celles des carences en vitamines dont les effets sont en définitive méconnus. Dans l’urgence psychiatrique, l’utilisation de médicaments est bien entendu une nécessité. Mais ensuite, la question délicate devient leur très progressif remplacement par la (re)conquête par l’être souffrant de son habitus / inventus.

La métaphore de « nourriture synaptique » aura sans doute déjà été utilisée par les neurobiologistes. À notre connaissance, les synapses ne fonc­tionnent que dans un seul sens. L’amont de la synapse émet dans l’espace synaptique divers neurotransmetteurs qui se lient en aval à la membrane réceptrice. Un bouton synaptique afférent nourrit en quelque sorte son vis-à-vis.

Ainsi, de la même façon qu’une diversité alimentaire au long cours est recommandée, les adultes gagneront à faire le point régulièrement sur le lien entre leur faculté imitative et leur démarche créative pour se prémunir d’une souffrance moléculaire synaptique qui ne se résoudrait que très difficilement par des actions à court terme.

Nous avancerons ce postulat :

La plupart des comportements humains excessifs seraient dus à un conflit durable entre habitus et inventus.

Ce conflit peut bien sûr avoir toutes sortes d’origine : chez le nourrisson, défauts de sécurisation affective et d’encouragement ; à tout âge, carences d’apports, traumatismes et manque ou excès d’exemple ; à l’âge adulte, souffrances familiales et métiers coercitifs ; et enfin, au grand âge, perte d’implication relationnelle.

Eugène Michel
Novembre 2009

 
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Notes

(1) La Société des individus, Fayard, 1991, p. 196

(2) Le Cri d’Archimède, Calmann-Lévy, 1965, p. 103.

(3) Cf. Eugène Michel, Traité de Monologie, in Histoire(s) Naturelle(s), Le Jardin d’essai, 2001.

(4) Cf. Les Neurones et la créativité, Lieux d’Etre, n°36, 2003 et Synapses et créativité, Lieux d’Être, n° 43, 2006-2007.

(5) L’étape collective avait bien entendu été anticipée par la Grèce antique et Rome.

(6) Op. cité, p. 293.

(7) Id., p. 234.

(8) Ibid., p. 266.

(9) Ibid., p. 241.

(10) La Civilisation des mœurs, Calmann-Lévy, 1973, p. 278. Cité par Nathalie Heinich, La sociologie de Norbert Elias, La découverte, 1997, p. 7.

(11) Éditions Odile Jacob, 2002.

(12) Op. cité, p. 31.

(13) Id., p. 81.

(14) Ibid., p. 82.

(15) Ibid., p. 32.

 
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