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Une nouvelle utopie : la plasticité corporelle

 

 
Un texte d’Eugène Michel
 


 

L’interprétation du corps était autrefois binaire : il y avait la période où l’on grandissait, puis celle de l’âge adulte. Le niveau intellectuel était acquis une fois pour toutes. L’évolution du corps devenait son déclin. L’élément décisionnel, le système nerveux central, régressait dès vingt ans. À peine lancés, nous perdions des neurones. Et de toute façon, on ne vivait pas très longtemps.

Cette vision déprimante n’a heureusement plus cours. La description de notre existence est maintenant beaucoup plus intéressante : le corps n’atteint à aucun moment une quelconque fixité, hormis peut-être celle de l’émail dentaire. Toute notre individualité est en mouvance opérationnelle en fonction de sa relation à l’environnement. Son fonctionnement résulte d’une perpétuelle réactivité moléculaire aussi bien structurelle que liquidienne. La plasticité est l’ensemble des variations pragmatiques à l’intérieur d’un individu globalement stable.

Ce principe n’est pas une exception pour un élément ou un autre de notre corps, il est la règle. L’existence, avec ses capacités intrinsèques de défense, de mémorisation, de réparation et d’exploration, c’est la plasticité.

Celle-ci est bien sûr la plus visible dans la période juvénile. Mais le développement ne cesse jamais. Si certains éléments stabilisent leur spatialité, d’autres, tels ceux liés à l’amélioration des pratiques et à l’apprentissage, ou au dynamisme relationnel, poursuivent leur périple.

Dans notre article Habitus, inventus et plasticité corporelle (juin 2010), nous donnions comme exemples de plasticité corporelle les muscles et la mémoire, les réparations dermiques ou osseuses, les nouveaux neurones, et ajoutions : « Si la vision fixiste des neurones est maintenant complètement obsolète, le même bouleversement est en cours en génétique. Notre ruban d’ADN connaît deux plasticités : d’une part des déplacements de gênes se produisent incidemment, d’autre part la lecture elle-même des gênes varie en fonction des messages extérieurs. Penser qu’un programme fixe nous gouverne à la conception ou à partir d’un certain âge est une absurdité. L’évolution des êtres vivants à travers les millions d’années doit elle-même être considérée comme le résultat de la plasticité corporelle intrinsèque à la vie depuis son origine. »

En résumé, on peut dire qu’il n’y a pas de corps, c’est-à-dire de vie, sans une souplesse de mise en œuvre due à la reproduction, à l’interaction avec l’environnement et à la modularité interne. De sorte qu’il n’y a aucune rupture fonctionnelle entre l’enfance, l’âge adulte et le grand âge. Le même principe est en œuvre tout au long de la vie. De toute notre plasticité naît une histoire qui est unique pour chacune et chacun à travers toutes les explorations possibles.

Cette nouvelle compréhension du corps nous donne trois responsabilités : la première, c’est que nous devons élever nos enfants dans une plénitude de stimulations ni excessives ni déficientes ; la seconde, c’est que nous devons vivre notre corps dans l’ensemble de ses aptitudes ; la troisième, c’est que nous devons encourager les personnes âgées à ne jamais lâcher les diverses implications physiques.

Pour assumer ces trois responsabilités, il convient de prendre des décisions utiles. L’enjeu principal est celui de la pratique de notre système nerveux somatique, c’est-à-dire le système sur lequel nous avons un pouvoir décisionnel. C’est l’objet de notre article Théorie de l’extensio et bonne santé neuronale (octobre 2018). L’épanouissement consiste à ne négliger aucun des quatre outils neuronaux que sont les sens, les gestes, la parole et l’écrit. Et rien n’empêche de penser que la créativité n’est plus l’apanage des jeunes adultes, mais qu’elle peut au contraire s’épanouir à partir de 35-40 ans.

Les quatre outils neuronaux dépendent de l’une de nos aptitudes les plus mystérieuses : la mémoire. Le corps est une immense mémoire basée sur ses molécules. Mais cette mémoire ne se met en route que lors du fonctionnement corporel. De sorte que l’on peut prévoir qu’un déficit de motivation pour les sens, les gestes, la parole ou l’écrit va créer des effondrements intérieurs : a minima, perte du plaisir si les sens sont négligés, perte osseuse et musculaire si les gestes manquent, perte de mémoire immédiate si la parole faiblit et perte du temps si l’écriture n’est plus pratiquée.

La prise de conscience de la plasticité corporelle pourrait avoir d’importantes conséquences psychologiques. Les traumatismes de l’enfance qui s’impriment durablement dans les réseaux synaptiques doivent pouvoir être atténués ; il n’y a plus de condamnation à une rigidité mentale croissante chez les adultes ; une prévention semble possible contre le risque de maladies dégénératives. Une voie de recherche médicale s’ouvre sur les risques qu’encourt un organisme dont la plasticité aura été aliénée.

Le déclin neuronal nous effraie le plus car il porte atteinte à notre commande centrale. Quiconque sait que les neurones fonctionnent grâce aux stimulations qui font se déverser des molécules dans les très minces espaces synaptiques ne se hasardera pas à la passivité.

La connaissance corporelle aide, mais la motivation prime. La vie ayant pour principe l’extension de son champ relationnel, nous supposerons que la motivation naît du sentiment que cette extension se déroule d’une façon satisfaisante dans le contexte compétitif de l’obtention des apports. Nous renvoyons le lecteur à notre article Théorie de l’extensio et compétition (novembre 2017). On pourrait dire que le bonheur résulte du plaisir raisonné que l’on prend dans une compétition choisie et non subie.

En résumé, nous dirons que la découverte que notre fonctionnement général est basé sur la plasticité corporelle incite à une vigilance pour la pratique tout au long de la vie des quatre outils neuronaux sens, gestes, parole et écrit, vigilance motivée par une compétition modérée.

Cependant, l’état des lieux montre des écarts extrêmes par rapport à la compétition. La collectivité valorise de façon déraisonnable les concours scolaires, sportifs, artistiques et de nombreux adultes vivent dans l’excès de la performance. À l’inverse, d’autres se déprécient injustement et renoncent.

Quant à la pratique des outils, elle est souvent catastrophique. Les excès et les carences sont inévitables, mais ils deviennent dommageables lorsqu’ils se prolongent. Excès et carences sensoriels, gestuels, de l’oralité ou de l’écrit, il faut se demander quels sont les pires : sensoriels par les multiples addictions ou privations, gestuels par les prises de risques inconsidérées ou les immobilismes, oraux par les manques d’écoute ou d’expression. Enfin, l’écriture personnelle comme moyen intime de prendre du recul reste sporadique.

Il faut craindre alors que la prise de conscience épanouissante de la plasticité corporelle soit une nouvelle utopie.

Eugène Michel
Avril 2019

 
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Dernière révision : jeudi 11 avril 2019 – 11:10:00
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