Psychologie, éducation & enseignement spécialisé
(Site créé et animé par Daniel Calin)

 

Des compétences pluridisciplinaires spécialisées
au service d’un environnement inclusif

 

 
Texte de Jean-Yves Le Capitaine
Chef de service à l’Institut Public La Persagotière – Nantes


Origine du texte  Texte d’une conférence donnée lors des 48èmes journées pédagogiques du GPEAA (Groupement des Professeurs et Educateurs d’Aveugles et d’Amblyopes), les 18, 19 et 20 octobre 2012, Les Hauts Thébaudières, 44120 – VERTOU.
Autres textes de Jean-Yves Le Capitaine  Voir sur ce site les autres textes de Jean-Yves Le Capitaine, ainsi que ses Propos nomades.
Autres productions de Jean-Yves Le Capitaine  Voir aussi le site personnel de Jean-Yves Le Capitaine, ainsi que son blog, Regards sur la surdité, le handicap, l’école, la société.
Livre de Jean-Yves Le Capitaine  Jean-Yves Le Capitaine a publié Des enfants sourds à l’école ordinaire, L’Harmattan, Paris, 2004.

 

Les évolutions, qu’on observe depuis quelques décennies et plus particulièrement depuis la loi du 11 février 2005 bousculent et interrogent fortement les modèles de pensée et d’action des établissements spécialisés. D’où l’impérative question que vous posez pour ces journées pédago­giques : comment réinventer l’établissement pour déficients visuels ? On pourrait poser la même question pour l’éducation des jeunes sourds, qui est mon champ d’activité professionnelle, et qui va contribuer à illustrer plusieurs de mes propos. Dans ces évolutions, je crois que la question n’est pas celle de l’existence des compétences et des expertises, qui sont présentes. La question est plutôt celle du contexte et des modalités d’exercice de ces compétences et de ces expertises dans un environnement qui a modifié ses modèles de pensée et d’action. Dans ce contexte, réinventer l’établissement, c’est sans doute opérer un déplacement d’un modèle fermé vers un modèle ouvert.

 

Un capital de compétences et d’expertises

Je ne vais pas dresser la liste de ces compétences et de ces expertises. Des journées comme celles-ci sont faites pour en parler, et pour les approfondir. Je vais toutefois tenter d’en carac­tériser les origines et les conditions d’exercice pour les confronter au nouveau paradigme d’action qu’on voit prendre forme.

Origine des compétences

Valentin Haüy et l’abbé de l’Epée ont chacun de leur côté « inventé » une école, l’un pour les Aveugles, l’autre pour les Sourds. Dans le contexte de l’époque, ils l’ont inventée à côté de ce qui était le système éducatif ordinaire, avec des méthodes, des techniques, des méthodologies spéci­fiques ou spécialisées (une langue gestuelle visuelle pour les sourds, des caractères spéciaux pour la lecture pour les aveugles). Ce qui est important dans cette création, c’est que le contenu et les modalités de l’éducation et de la scolarisation des jeunes aveugles et des jeunes sourds étaient conçus dans une radicale différence, dans un radical éloignement des modalités et des contenus destinés à ceux qui entendaient et voyaient.

Mais en même temps, c’est cette ségrégation des espaces et des acteurs qui a permis le développement de compétences spécifiques et adaptées aux besoins des jeunes sourds et aveugles, une expertise dirait-on aujourd’hui : caractérisation des populations et de leurs déficiences, analyse des besoins, méthodes d’enseignement, techniques de rééducation, outils de compensation, aides à la communication, etc. La préoccupation, sur ces deux siècles d’ensei­gne­ment spécialisé, d’éducation spécialisée, a été de trouver les moyens les plus efficaces pour instruire, éduquer, former, scolariser les jeunes aveugles et les jeunes sourds en tant que population spécifique, spéciale, requérant des moyens spécifiques et spéciaux.

Par rapport à l’ensemble de la population des enfants en situation de handicap, les jeunes ayant une déficience visuelle ou une déficience auditive ont eu, et ont toujours, un statut particulier. Ce sont les premiers à avoir été éduqués et les seuls pour lesquels, dès l’origine, il y a eu une préoccupation de scolarisation. Ce n’est que vers le milieu du XXème siècle que la préoccupation de la réadaptation, de la rééducation, de la réparation et de la norme, alliée aux espoirs permis par des innovations techniques, a transformé partiellement ces écoles pour sourds et pour aveugles en Centres de Rééducation, dans lesquels d’ailleurs les enseignants spécialisés ont développé des compétences qui dépassaient largement l’enseignement proprement dit.

Ce que l’on peut dire en résumé, c’est que l’éducation et l’enseignement spécialisés se sont construits dans des espaces et avec des acteurs situés hors du système d’éducation pour tous, non pas par volonté ségrégative, mais parce que socialement il y avait une légitimité dans la séparation, dans la ségrégation, dans la frontière considérée comme naturelle entre le normal et le spécial auquel référait toute déficience.

L’évolution des dispositifs

Bien avant la loi du 11 février 2005, les conditions de ce que l’on appelait la prise en charge ont changé, modifiant par le fait même les conditions d’exercices des compétences et des expertises.

En premier lieu, le concept d’intégration, initié par la loi du 30 juin 1975, a été le premier instrument d’une certaine déstabilisation de l’existant. L’idée d’intégration, révolutionnaire à l’époque, était que certains des enfants handicapés pouvaient profiter, totalement ou en partie, et sous certaines conditions, du système d’enseignement ordinaire. À partir de cette idée, on a assisté à plusieurs phénomènes que vous connaissez.

L’évolution de l’environnement de pensée

Ces évolutions ne se sont pas faites ex nihilo. Elles se sont nourries, en même temps qu’elles ont les alimentées, des évolutions des représentations ou des regards concernant la nature et la place des personnes handicapées dans la société.

Je vais situer symboliquement le changement fondamental à la loi du 11 février 2005, qui redéfinit la situation des personnes handicapées ; et même si le mot n’est pas utilisé dans le texte, la loi fait référence à la philosophie de l’inclusion. L’inclusion s’oppose à la ségrégation qu’étaient la spécialisation ou l’intégration. L’inclusion bannit la ségrégation en considérant que toute personne, quelle que soit sa situation de handicap, et quelle que soit sa déficience, entre dans les normes, alors qu’auparavant elle était hors normes (spéciale), ou qu’elle devait rejoindre la norme (par l’intégration). La frontière de la norme disparaissant, c’est la forme de la scolarisation ordinaire qui s’impose.

Ce n’est plus seulement l’enfant qui est spécial. C’est la situation sociale dans laquelle il se trouve qui requiert parfois des interventions soit auprès de l’enfant lui-même, soit dans son environnement, afin qu’il participe, c’est-à-dire qu’il soit scolarisé, et qu’il bénéficie des droits de n’importe quel élève. Du côté de la personne, il s’agira de la doter des moyens techniques et humains de compensation et de développement personnel. Du côté de l’environnement, il s’agira de le rendre accessible et d’œuvrer à son changement.

Ce nouveau paradigme est récent, et s’oppose philosophiquement, d’une part, au modèle de la spécialisation où la ségrégation était posée comme une donnée naturelle, avec deux filières de scolarisation et d’éducation. Il s’oppose, d’autre part, au modèle de l’intégration, qui postulait que ne rejoignaient l’ordinaire, la norme, que ceux qui pouvaient y parvenir. L’éducation et l’enseignement spécialisé ne constituent plus la réponse première, naturelle ; ils prennent en quelque sorte une position de subsidiarité, dans le sens où il n’est fait appel à eux que lorsque les réponses de l’ordinaire, du droit commun, ne peuvent pas ou plus convenir, et après que ce système de droit commun ait mis en place tout ce qu’il devait et pouvait pour adapter ses réponses et pour convenir à ces singularités.

Des interrogations sur les missions

Entre des compétences et des expertises qui se sont historiquement construites dans un contexte de spécialisation et de séparation, et un environnement qui a évolué dans une perspective d’inclusion, de participation sociale et de nouveau regard sur les personnes en situation de handicap, le paysage d’exercice des compétences professionnelles a déjà beaucoup changé, et continue à connaître des transformations importantes.

Alors, faut-il réinventer l’établissement ? Si la question se pose, c’est bien parce que les contextes de scolarisation et d’éducation des jeunes handicapés ont beaucoup évolué dans une période récente, et que les outils de cette scolarisation, qui ont longtemps pris la forme d’établissements spécialisés, d’écoles spécialisées, ont vu des transformations radicales. La notion d’établissement est fortement remise en cause dans le contexte actuel de désinstitutionalisation, que l’on retrouve de manière très forte sur le plan international (ONU, Europe) et sur le plan national (avec la loi du 11 février 2005 en particulier). La notion de spécialisation est également fortement remise en cause dans le contexte d’une inclusion qui identifie des « besoins particuliers » pour lesquels les réponses seraient à trouver dans une pédagogie de la diffé­renciation et non plus de la spécialisation.

 

Des orientations d’action

La loi du 11 février a posé un principe désormais intangible, celui de la référence première à la scolarisation pour tous les enfants et adolescents, quelle que soit leur situation de handicap, et ceci dans un système unifié, pour ne pas dire unique, d’éducation, fondé sur la référence à la scolarisation. Auparavant, ils étaient accueillis, éduqués ou scolarisés de manière spéciale ; désormais, ils seront scolarisés avec ou aux côtés de leurs pairs, avec la compensation et l’accessibilité nécessaires. L’avenir, dans la production continue d’un nouveau modèle de pensée et d’action, est fait de continuités et de ruptures qui tissent la trame des évolutions.

Un approfondissement des compétences techniques

L’effacement de la notion de spécialisé n’est pas synonyme de disparition des compétences techniques nécessaires à la réussite des parcours scolaires et de formation des jeunes aveugles ou des jeunes sourds. Bien au contraire. La mise à jour permanente des connaissances relatives aux déficiences concernées, l’actualisation des connaissances relatives aux nouveaux matériels, outils, supports, moyens de compensation concernant les capacités et incapacités, sont tout à fait nécessaires à l’accompagnement des jeunes et participent d’une consistance professionnelle indispensable.

Cet approfondissement des compétences se décline à la fois sur le plan individuel (chaque professionnel se forme dans l’amélioration de son champ d’activité et dans l’innovation) mais aussi sur le plan collectif, dans l’intelligence collective que peut construire une équipe pluri­disciplinaire pour concevoir et mettre en œuvre les solutions aux problématiques rencontrées. Lorsque l’on parle d’intelligence collective, on évite l’écueil de la dispersion professionnelle ou de la fragmentation des interventions auprès d’un enfant ou d’un adolescent.

Une pluridisciplinarité en actes

Si l’on envisage la situation de chacun des élèves de manière systémique, dans son rapport à son environnement, les professionnels qui interviennent auprès de lui sont contraints de travailler en équipe pluridisciplinaire. J’ai indiqué tout à l’heure la segmentation professionnelle intervenue dans les interventions auprès des jeunes sourds et jeunes aveugles. Chacun de ces professionnels active ses compétences sur un segment de l’enfant : sur la compensation de la déficience, sur la mise en œuvre de capacités ou sur la réduction d’incapacités, etc... Or toutes les actions ont pour visée la participation sociale, à laquelle contribuent des complémentarités professionnelles, sans vouloir faire tout à la fois, et en mettant des priorités cohérentes entre les besoins, les attentes, les possibilités et les situations de vie. Quand on ne regarde que l’enfant, on peut se satisfaire de travailler chacun sur un bout de l’enfant. Quand on regarde l’enfant dans son environnement et son devenir, on est contraint de travailler dans une dynamique globale et pluridisciplinaire, avec une visée adaptative et développementale.

La pluridisciplinarité est une pragmatique difficile : ce n’est pas travailler côte à côte, que chacun fasse ce qu’il a envie de faire même en prenant la garantie d’informer les autres. C’est prendre le risque d’être interrogé sur ses pratiques professionnelles, de mettre en suspens ses compétences, d’engager la confiance dans les collègues pour élaborer une expertise pertinente, de confronter ses propres compétences à d’autres compétences d’un niveau égal. Une équipe pluridisciplinaire se réunit autour de l’usager, celui-ci étant au centre du système. Il s’agira donc de faire des évaluations à partir des cliniques professionnelles des uns et des autres. Personne n’a de prééminence clinique. C’est le lieu de co-construction d’une réponse, de la proposition ou de la décision, indépendamment des a priori des diagnostics de déficience entraînant des incapacités.

Un travail de collaboration et de partenariat pour une culture commune

Du travail de collaboration et de partenariat, je pourrais dire ce que je viens de dire de l’équipe pluridisciplinaire. Si l’on pense participation des jeunes à la vie sociale, et par conséquent à la vie scolaire, et en considération de la pluralité des réponses qu’il faut apporter pour favoriser cette participation, on ne peut plus travailler seul, ni l’enseignant de la classe ordinaire, ni l’enseignant spécialisé en classe ou de soutien, ni les autres professionnels éducatifs et para­médicaux intervenant dans le parcours de l’enfant et dans son développement personnel. La collaboration et le partenariat sont les maîtres-mots des nouvelles pratiques, et l’arrivée des enseignants référents est un excellent levier à ce niveau.

Avec l’éducation ordinaire, il s’agit d’établir de véritables collaborations et de véritables partenariats. Il ne s’agit pas seulement de conventions administratives qui satisfont aux chiffres et aux objectifs quantitatifs. Il s’agit sur le terrain de rencontre de cultures institutionnelles différentes. Il s’agit, avec l’usager, le bénéficiaire et sa famille, d’élaborer ensemble un parcours de scolarisation, de formation et de développement personnel. Les rencontres, formelles comme les Equipes de Suivi de Scolarisation, ou informelles (et qui comptent tant !), sont le lieu où se construit collectivement le sens du travail des professionnels, où se répartissent les tâches et la réalisation des objectifs définis conjointement pour être complémentaires (et non redondants ou lacunaires).

Cela engage à se départir d’une certaine autonomie professionnelle, et à reconnaître l’interdépendance des interventions et des professionnels autour de la problématique du devenir de l’enfant et de l’élève. Cela engage également à être dans une logique transformationnelle, où les changements (de pratiques, de regards, de modalités de travail) ne s’imposent pas de l’extérieur mais dans et par la pratique réflexive collective. Les environnements, y compris le milieu scolaire, ne sont pas naturellement inclusifs. Ils ont tendance à la reproduction de la manière dont ils fonctionnent, et à ne pas tolérer ce qui est un peu à la marge, un peu hors norme.

Des outils au profit d’un environnement inclusif

L’approfondissement des connaissances, la collaboration, le partenariat, l’équipe pluri­disci­plinaire sont autant d’outils à développer dans une perspective hétérocentrée, celle de la transformation de l’environnement scolaire pour que celui-ci fasse au mieux pour réaliser les conditions du parcours scolaire.

Cela exige de rompre quelque peu avec plus de deux siècles d’histoire de l’éducation spécialisée, de prendre de la distance avec certaines pratiques institutionnelles autocentrées, et faire en partie le deuil de certains fonctionnements. Cela exige surtout de redonner d’autres perspectives au travail des professionnels, et de donner un autre sens à l’action. Les compétences accumulées sont un énorme réservoir de richesses qui devraient permettre aux jeunes aveugles et aux jeunes sourds de réaliser leurs parcours scolaires et de formation aux côtés de et avec les enfants et adolescents des écoles, des collèges et des lycées. Cela exige aussi de se saisir d’un nouvelle problématique dans le regard porté sur ces enfants et adolescents, de ne plus les voir comme des individus déficients à réparer dans un cadre de rééducation, mais comme des personnes qui ont certes besoin d’un certain nombre de compensation et de réadaptation pour se développer, mais comme faisant partie pleinement d’une société normale, de considérer en fin de compte que quand on n’entend pas ou qu’on voit pas, on n’en est pas moins complètement humain, on n’en a pas moins le droit d’accéder à l’école de tous.

 

Conclusion

En guise de conclusion, je voudrais simplement reprendre à mon compte une préconisation de H.-J. Stiker, qui indiquait il y a déjà plus de 10 ans qu’il fallait « déspécialiser le spécialisé et spécialiser l’ordinaire ». Déspécialiser le spécialisé, non pas en perdant les compétences techniques nécessaires aux jeunes aveugles et aux jeunes sourds, mais en ouvrant ces compé­tences sur les environnements ordinaires, et en irriguant ces environnements des approches concernant ces différentes populations pour faire en sorte que leur présence et leur participation soient ordinaires. C’est ce à quoi on commence à assister aujourd’hui, c’est ce dans quoi on est déjà plus ou moins pleinement engagés. Et là, il y a encore beaucoup de travail !

Jean-Yves Le Capitaine
Décembre 2012

 
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Dernière révision : dimanche 26 janvier 2014 – 16:35:00
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