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Oser interroger l’« école inclusive »

 

 
Jean-Yves Le Capitaine
Chef de service à l’Institut Public La Persagotière – Nantes


Publication originale  Texte initialement publié dans les Cahiers Pédagogiques, Janvier 2008, n° 459, pages 22-24.
Autres textes de Jean-Yves Le Capitaine  Voir sur ce site les autres textes de Jean-Yves Le Capitaine, ainsi que ses Propos nomades.
Autres productions de Jean-Yves Le Capitaine  Voir aussi le site personnel de Jean-Yves Le Capitaine, ainsi que son blog, Regards sur la surdité, le handicap, l’école, la société.
Livre de Jean-Yves Le Capitaine  Jean-Yves Le Capitaine a publié Des enfants sourds à l’école ordinaire, L’Harmattan, Paris, 2004.

 

La notion d’école inclusive, traduite réglementairement par le terme de scolarisation des enfants et adolescents handicapés, fait aujourd’hui partie du paysage conceptuel qui balise l’action éducative et scolaire destinée à la population concernée. Sa remise en cause ou sa critique apparaissent d’emblée comme un déni du plein droit des enfants handicapés à faire partie intégrante de la communauté éducative, comme favorables à la ségrégation. Toutefois, avoir une position critique sur l’inclusion dans la manière dont elle peut se décliner dans ses réussites comme dans ses résistances peut contribuer à faire évoluer les situations.

Cette contribution n’a pas pour ambition d’analyser l’ensemble de la mise en œuvre des processus d’inclusion, mais de repérer des obstacles susceptibles de produire des effets contraires à ceux escomptés. Elle omet donc volontairement les avancées réelles qui peuvent exister. La réflexion élaborée ici part d’une pratique dont le champ est limité : le scolarisation et l’accompagnement à la scolarisation de jeunes sourds et malentendants. Mais au-delà de ce champ spécifique, les questions d’inclusion se posent pour tous les enfants en situation de handicap, de manière plus ou moins forte, éclairées par celles-ci.

Des ruptures sans rupture

La loi du 11 février 2005 institue un fait : c’est au système éducatif, à l’Education nationale, qu’incombe désormais l’entière responsabilité de la scolarisation des jeunes handicapés. Cette affirmation constitue une rupture radicale. Rupture avec une tradition « d’exclusion », de fait et non de volonté, des enfants handicapés. Rupture par conséquent dans les habitudes de travail, dans les représentations que pouvaient avoir les acteurs de l’Éducation nationale de leurs missions, de leurs compétences auprès de ces jeunes, de leur collaboration avec d’autres acteurs, de la diversité ou des différences des élèves.

Accueillir des jeunes en situation de handicap n’est pas simple, tant d’un point de vue « humain » que pédagogique. Prendre en compte ces jeunes, c’est d’abord prendre en compte une complexité pédagogique qui ajoute de la différence à la diversité. Si l’on ne prend pas en compte la construction du monde construite visuellement par un sourd, même quand il oralise, il y a des chances que l’on passe à côté d’un certain nombre de choses essentielles dans les acquisitions scolaires.

L’école est, au sens sociologique du terme, une institution dans laquelle les acteurs produisent des systèmes de pensées, d’actions et de représentations. La possibilité de prise en compte d’enfants différents au sein de la classe se heurte aux obstacles liés aux manières dont les enseignants construisent leur profession et leurs pratiques. Le métier étant appuyé sur une gestion d’incertitudes, les enseignants les construisent par l’élaboration de routines professionnelles, établies à partir de situations qui marchent ; ces routines professionnelles permettent l’efficacité de l’enseignement. Seulement elles sont établies avec les élèves réellement présents, et ne sont susceptibles d’être interrogées (avec une nouvelle incertitude, et donc une déstabilisation) que par une nouveauté (un comportement inattendu, un enfant différent, un partenariat...).

Lorsque la nouveauté n’est pas éloignée de la population connue, de nouvelles routines se mettent en place, permettant de nouvelles adaptations et un maintien de l’efficacité. Mais lorsque la nouveauté est éloignée (déficience auditive, trouble du comportement...), l’incertitude est parfois trop grande pour inventer par soi-même de nouvelles routines permettant de répondre efficacement à la nouvelle situation.

Réponse adaptée ou dogme

Or tout se passe comme si cette rupture et cette adaptation allaient de soi, n’étaient pas une rupture. Le système éducatif met en œuvre, ou tente de le faire, une injonction, sans se donner, pour de multiples raisons, les moyens d’accompagner cette rupture. Faute de ces moyens, ce sont les choses anciennes qui se reproduisent, celles qui existaient avant que ces jeunes ne soient présents au sein de la classe. Ainsi en est-il de la réalité de la formation pour accueillir ces nouveaux publics, ou des concertations nécessaires lorsque l’on travaille avec des partenaires.

Les modalités de mise en œuvre des dispositifs spécifiques (car il en faut bien cependant, malgré le rejet du « spécialisé ») vont se construire à partir de modèles déjà fabriqués, partant de ce qui a déjà été expérimenté, parfois avec succès, avec des enfants ou des jeunes ayant d’autres handicaps. Mais cette construction se fait à partir de ce qui existe au sein du système, rarement à partir de ce qui s’est construit, souvent avec succès, dans d’autres dispositifs, et en particulier ceux du médico-social. C’est ainsi que des réponses peuvent être apportées, pas toujours adaptées aux jeunes sourds, leur créant même parfois du sur-handicap.

L’intégration individuelle dans l’école de proximité est une excellente réponse pour bon nombre de jeunes en situation de handicap. Erigée en dogme, elle interdit à un certain nombre de jeunes sourds de trouver des pairs partageant le même mode de communication ou des adultes utilisant la langue des signes, et par là fait courir des risques d’exclusion de la communication pour un bon nombre d’entre eux. Le recours à des auxiliaires de vie scolaire, qui a permis à de nombreux jeunes handicapés d’être scolarisés, systématisé auprès de jeunes sourds, collectivement ou individuellement, a parfois dispensé des aides appropriées qui auraient permis d’optimiser l’efficience des apprentissages, quand elle n’a pas produit de l’assistanat. L’affectation des jeunes sourds dans les CLIS, et surtout dans les UPI, fabriquées sur le modèle des UPI pour jeunes en situation de handicap intellectuel, les exclut des conditions d’apprentissages disciplinaires requis au collège, en regroupant lorsque c’est nécessaire ou lorsque les moyens l’exigent, des élèves de différents niveaux.

Illusion de l’inclusion ?

L’intégration a d’abord été considérée initialement comme l’adaptation de celui qui voulait être intégré, par définition étranger, au modèle de fonctionnement et au système intégrateur, sans que celui-ci ait à modifier quoi que ce soit, un peu sur le modèle épistémologique piagétien de l’assimilation. C’est d’ailleurs pour cette raison que les débuts de l’intégration ont été marqués par un certain élitisme soumis à des conditions rédhibitoires en excluant le plus grand nombre.

Le processus d’intégration avait pourtant fini par créer de l’accommodation (toujours sur le modèle piagétien) : la présence des enfants handicapés, étayée par des professionnels externes au système, avait fini par modifier lentement, et insuffisamment au regard des attentes politiques, le fonctionnement et le regard du système. L’intégration avait constitué à cet égard un processus dynamique qui avait pour bénéfice de mettre des enfants handicapés au sein du système scolaire et de modifier ce système pour pouvoir les accueillir.

Lorsque la scolarisation en milieu ordinaire relevait d’un processus d’intégration scolaire, et d’adaptation (toujours au sens piagétien) et quels que soient les aléas de ce processus, le partenariat institué et « obligatoire » contraignait en quelque sorte à une pratique réflexive et formatrice. Cette scolarisation n’étant pas une évidence, elle se faisait accompagner par des spécialistes avec lesquels les enseignants pouvaient confronter les regards, les approches, les méthodes, les outils, etc... Le basculement vers la scolarisation comme une banalité au sein du système Éducation nationale met fin à cette dynamique, en recentrant l’ensemble du dispositif sur les ressources internes du système.

La scolarisation marque un processus d’achèvement, comme si les choses avaient suffisamment évolué pour inclure, et que le processus dynamique modifiait sa trajectoire. On risque ainsi de se bercer de l’illusion d’une inclusion par la simple présence physique dans l’espace scolaire de proximité, au sein d’un maintien de pratiques pédagogiques qui se reproduisent, présence ou non d’un enfant handicapé, et dans la satisfaction que l’enfant ainsi scolarisé fera bien quelque progrès, envers et contre tout, dans certains domaines. Ainsi on va se satisfaire qu’un enfant sourd ainsi scolarisé réalise quelque progrès indéniable dans le domaine de la maîtrise de la langue orale (ce qu’il n’aurait par ailleurs peut-être pas réalisé dans la fréquentation plus dense d’autres enfants sourds) sans considérer que ces progrès, certes admirables en regard de la déficience, ne constituent qu’une piètre partie de ce qu’est la communication et la langue dans toutes leurs fonctions, avec tous les effets que cela peut avoir sur le développement affectif, social, cognitif...

Diversité ou différence

Ce qui se passe ainsi dans la mise en œuvre peut faire l’objet d’une critique somme toute facile tant certains dysfonctionnements sont visibles. Un autre niveau de critique est autrement plus difficile, celui des fondements philosophiques de ces fonctionnements et dysfonctionnements.

La notion d’école inclusive est consubstantielle sur le plan politique de la notion d’égalité des personnes et des individus. La compensation et l’accessibilité sont les outils conceptuels et techniques de cette égalité. Cette philosophie est fondée sur le primauté de l’individu libre et responsable, dont l’emblème est le projet (de vie, individuel, personnalisé...). Mais paradoxalement, l’individualisme, qui pourrait promouvoir les différences individuelles, les singularités, pousse au contraire à la dictature de la norme dans la diversité, en refusant la différence. L’intégration individuelle participe de ce courant, où il s’agit d’accueillir de la diversité, ce qui n’est déjà pas si mal, mais pas de la différence, surtout quand elle s’exprime à plusieurs.

Cibler ainsi sur la personne et son projet, c’est la rendre responsable de sa réussite, comme de son échec. Être entrepreneur de soi-même comme le veut la vulgate individualiste contemporaine, c’est considérer l’échec personnel comme étant sa propre œuvre. C’est par conséquent aussi absoudre l’environnement, la société, autrui, de ses responsabilités dans l’échec individuel. Dans ces conditions, la scolarisation d’un jeune handicapé sera relative à sa capacité à être intégré individuellement, et son échec à son inadaptation malgré les moyens mis en œuvre. L’intégration, dans sa version assimilatrice, demandait au jeune handicapé de rejoindre le valide. Dans la scolarisation individuelle, effet logique de cet individualisme, la réussite ou l’échec deviendront (ou redeviendront) imputables à la personne qui aura ou n’aura pas su s’adapter à l’institution.

La volonté de ne prendre en compte que des individus, concomitante au refus de considérer que des individus peuvent partager des caractéristiques communes, fondement d’une « identité », sous le prétexte d’un refus de communautarisme, sert souvent d’alibi à une conception « colonialiste » de l’intégration, et aujourd’hui de la scolarisation, qui voudrait que celui qui cherche à s’intégrer abandonne des caractéristiques (individuelles certes, mais qui appartiennent peu ou prou à ceux qui sont dans la même catégorie, sans pour autant être réduits à celles-ci), afin d’entrer dans la nouvelle grande communauté intégrante.

L’émancipation des individus repose certes sur eux-mêmes. Elle repose aussi sur les liens tissés avec l’environnement humain et institutionnel, avec du même et du différent La scolarisation des jeunes sourds, et par-delà des jeunes handicapés, telle qu’elle est conçue et réalisée, n’est pas toujours un terrain favorable à leur émancipation.

Jean-Yves Le Capitaine
Janvier 2008

 
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Dernière révision : samedi 18 janvier 2014 – 16:40:00
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