Psychologie, éducation & enseignement spécialisé
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Principes d’égalité et regards d’inégalité
dans l’éducation des jeunes sourds

 

 
Texte de Jean-Yves Le Capitaine
Chef de service à l’Institut Public La Persagotière – Nantes


Origine du texte  Communication au Colloque International de réadaptation sur la surdité, la surdicécité et les troubles du langage et de l’audition, Institut Raymond Dewar, Montréal, 25 et 26 juin 2009
Autres textes de Jean-Yves Le Capitaine  Voir sur ce site les autres textes de Jean-Yves Le Capitaine, ainsi que ses Propos nomades.
Autres productions de Jean-Yves Le Capitaine  Voir aussi le site personnel de Jean-Yves Le Capitaine, ainsi que son blog, Regards sur la surdité, le handicap, l’école, la société.
Livre de Jean-Yves Le Capitaine  Jean-Yves Le Capitaine a publié Des enfants sourds à l’école ordinaire, L’Harmattan, Paris, 2004.

 

Introduction

Cette présentation n’est pas le résultat d’une recherche au sens classique du terme. Elle est plutôt le résultat d’une « pratique réflexive » d’un acteur de terrain sur des questions philosophiques et éthiques ayant trait à l’éducation des sourds, et observant des écarts entre une égalité affichée et des inégalités réelles.

L’histoire de l’éducation des sourds peut être lue comme l’histoire d’un long processus qui va de l’inégalité absolue (un déni d’humanité) vers davantage d’égalité. Dans ce processus, on peut remonter à Denis Diderot, qui pose le principe d’éducabilité dans sa « Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient » (1749) puis la « Lettre sur les sourds et muets » (1751).

Éducabilité certes, mais à part. Il n’était pas concevable en effet que des jeunes sourds puissent être éduqués de la même manière, dans les mêmes lieux et avec les mêmes objectifs que ceux qui entendent. Et pas seulement en raison de la différence de langue. Mais parce que les sourds relevaient par nature d’une instruction spéciale, d’une éducation spécialisée adaptées à leur intelligence, à leur capacité et à leur devenir social.

 

Des principes d’égalité

En France, une loi fondamentale a été votée, le 11 février 2005, « Loi pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées ». Elle marque une avancée certaine dans ce long processus.

Je vais indiquer très sommairement les quelques principes centraux qui me semblent aller dans le sens de l’égalité, en repérant dans la loi ceux qui sont directement ou spécifiquement liés à l’éducation des jeunes sourds :

Une définition du handicap

La loi donne une définition nouvelle du handicap : « Constitue un handicap ... toute limitation d’activité ou restriction de participation à la vie en société subie dans un environnement par une personne en raison d’une altération substantielle, durable ou définitive d’une ou plusieurs fonctions physiques, sensorielles, mentales, cognitives ou psychiques, du polyhandicap ou d’un trouble de santé invalidant ».

Cette nouvelle définition, fondée sur les modèles de la Classification Internationale des Fonctionnement et de la Santé (CIF) opère une rupture assez radicale avec la définition qui avait cours jusque là. Cette définition inscrit le handicap dans le contexte de vie d’une personne (activité et vie en société). Elle sort par conséquent la notion de handicap de son seul lien avec la notion de déficience en la situant dans un rapport avec un environnement, et non plus dans la chaîne causale déficience / incapacité / désavantage ou handicap.

Dans l’éducation des jeunes sourds, ce n’est pas sans conséquence, puisque les difficultés ne sont plus attribuables seulement à la personne qui aurait à se normaliser, mais aussi à l’environnement qui se doit d’être accessible.

La définition laisse toutefois une ambiguïté, dans la mesure où l’on ne parle pas de situation de handicap, mais de « limitation ou restriction subie en raison de... », ce qui laisse les anciennes représentations causales survivre, parfois de manière vigoureuse.

La notion de compensation

La loi institue pour toutes les personnes handicapées, un droit à compensation : « la personne handicapée a droit à la compensation des conséquences de son handicap, quels que soient l’origine et la nature de sa déficience, son âge ou son mode de vie. » Le droit à la compensation se traduit par une prestation de compensation, traduite en termes financiers, permettant à la personne en situation de handicap de répondre à ses besoins dans l’ensemble des situations de vie : la scolarité, le travail, la vie quotidienne, etc..

La notion de compensation place délibérément et de manière essentielle la problématique du côté de la personne, tant dans les moyens que la personne devra mettre en œuvre que dans les conditions d’attribution de la prestation, qui exigent une évaluation de cette personne et donc de qui la met en écart des autres.

La notion d’accessibilité

En ce qui concerne la scolarité, le principe d’égalité passe par « l’inscrip­tion de tout enfant ou adolescent présentant un handicap ou un trouble invalidant de la santé dans l’école ou dans un établissement scolaire le plus proche de son domicile, qui constitue son établissement de référence ». Plus spécifiquement en ce qui concerne les jeunes sourds, « dans l’éducation et le parcours scolaire des jeunes sourds, la liberté de choix entre une communi­cation bilingue, langue des signes et langue française, et une communication en langue française est de droit. »

Ces dispositions sont de nature à modifier substantiellement les modali­tés de scolarisation qui avaient cours, et qui ont toujours cours, en France. En effet, une partie significative des jeunes sourds ne sont pas instruits ou scolarisés dans les établissements du Ministère de l’Éducation nationale, comme le sont tous les autres enfants. On s’achemine ici vers une inscription de droit commun.

L’accès au droit commun

Ce qui caractérise en définitive ces principes d’égalité c’est le principe de non discrimination, à travers l’égalité de traitement, la compensation indivi­duelle pour réduire les inégalités de droits et de chances, le principe de participation à l’éducation, à la formation, et à l’emploi dans le droit commun de tous, et qu’on retrouve en particulier dans un chapitre sur la participation et la citoyenneté.

L’accès au droit commun dans tous les espaces de vie est en principe garanti par différents dispositifs qui rompent avec les systèmes de filières. La reconnaissance de la langue des signes comme langue à part entière s’inscrit dans ce cadre, avec les moyens d’interprétariat par exemple.

 

Regards d’inégalités

L’affirmation des principes d’égalité posés par les textes réglementaires fait apparaître, par contraste, des inégalités qui étaient vécues auparavant comme naturelles ou tolérables et qui sont ancrées dans des regards, des attitudes, des mentalités, des réflexes, des habitudes professionnelles, des organisations, des modèles de pensée et d’action. Avec le filtre de la loi, ils apparaissent aujourd’hui comme inégalitaires de fait.

L’éducation des jeunes sourds hérite d’une longue histoire où l’inégalité de principe était une évidence naturelle légitimée par l’absence de « parole ». Les paradigmes ainsi constitués, le plus souvent inconscients, se manifestent dans les discours tenus par les professionnels. C’est sur ces discours que nous allons nous arrêter, comme symptômes des représentations profondes d’inégalités.

Parmi les domaines où les regards d’inégalités sont éloignés des principes d’égalité, nous en retiendrons quatre :

Le recours systématique à la pédagogie spécialisée

« Les sourds ont besoin d’une pédagogie spécialisée ». Indépendamment du choix linguistique (langue orale ou langue des signes), voici un adage aussi vieux que l’éducation des sourds. Ce recours systématique à la pédago­gie spécialisée s’est construit dans un environnement qui excluait les jeunes sourds de l’éducation de droit commun : la pédagogie ne pouvait être que spécialisée.

Cette nécessité d’une pédagogie spécialisée est également légitimée aux yeux de nombreux professionnels par l’idée qu’ils se font de l’incapacité « cognitive » des sourds d’accéder aux informations transmises dans l’école dans les domaines des savoirs et des savoir-faire. Elle appelle par conséquent à mettre en place des apprentissages selon des rythmes et des méthodes spécialisées.

« Avec les sourds, il faut répéter 4 ou 5 fois, alors que les entendants comprennent tout de suite. » Ici paradoxalement, il ne s’agit pas de problème de modalité de communication, mais d’une représentation déficitaire des jeunes sourds qui va induire de attitudes pédagogiques ou relationnelles discriminatoires : simplification du discours, explications systématiques, répétitions nombreuses etc...

« Les sourds sont plus lents », « Les sourds ont du mal à travailler de manière autonome », « Il faut tout expliquer aux sourds ». La pensée inégalitaire alimente et s’alimente des jugements de valeur attribuant aux jeunes sourds des caractéristiques comportementales, sociales, affectives ou morales. Jugements de valeur qui justifient en retour des pratiques spéciali­sées (visualisation, manipulations concrètes, répétitions, simplification...), réponses dont les intelligences normales sont censées pouvoir se dispenser.

En affirmant le recours systématique à la pédagogie spécialisée, on se situe en définitive dans un modèle qui ne permet ni l’égalité des droits ni l’égalité des chances.

Les préjugés sur la langue des signes

« On voit bien que ce sont ceux qui parlent le mieux qui réussissent mieux en classe et qui sont les plus intelligents ». L’un des arguments classiques de l’infériorité des sourds a été l’utilisation de la langue des signes. Aujourd’hui plus personne (ou presque) ne conteste, sur un plan scientifique, la qualité de langue à la langue des signes. Mais cette reconnaissance n’est pas synonyme d’absence de jugements de valeur sur la qualité de cette langue ou sur ses utilisateurs.

« La langue des signes est pauvre », « La langue des signes ne permet pas d’abstraire », « La langue des signes ne peut être qu’une langue affective ». À partir du moment où les professionnels ont l’intime conviction de l’infériorité sociale et cognitive de la langue des signes, les utilisateurs de cette langue ne peuvent en aucune manière accéder au statut d’égalité.

« Vous savez, ses parents ont choisi la langue des signes, alors elle est moins performante que votre fille » disait un professionnel à une maman qui avait choisi l’oral pour sa fille qui présentait quelques difficultés à l’école. Lorsque la langue des signes est la marque d’un handicap ou d’une déficience associés à l’échec, et non un vecteur potentiel de développement, la hiérarchie de valeur apparaît et l’inégalité s’installe dans la distinction entre les bons sourds et les mauvais sourds.

Dans les situations où, dans une perspective éco-systémique, la langue des signes est un vecteur d’égalité de droits et de chances, les préjugés à son égard laissent les jeunes sourds dans une position d’inégalité.

L’ancrage dans une approche déficitaire

« Mais enfin, ils ne vont quand même pas nier leur déficience » Bien sûr, il y a objectivement un écart avec le fonctionnement attendu de l’appareil auditif. Il y a toujours eu, concernant les sourds, une opposition entre une approche bio-médicale déficitaire et une approche anthropologique dévelop­pementale. Le secteur de l’éducation des sourds reste ombilicalement ancré dans la première approche, qui se propose de normaliser au mieux les sourds pour les rendre identiques aux entendants.

Vouloir réduire la déficience, c’est considérer qu’elle est la marque de l’incomplétude de l’humain et une tentative vouée à l’échec dans son principe, parce que la déficience, ou plutôt l’anomalie comme le disait le philosophe G. Canguilhem, est dans la nature humaine. La vision déficitaire définit par nature une hiérarchie parmi les hommes. Une approche déficitaire est par nature anti-égalitaire, malgré son objectif de rendre tout le monde identique ou presque.

« Il y a sûrement un trouve cognitif chez cette enfant ». Au sein du secteur médico-social, les problématiques des individus sont décodées à travers le filtre du déficit, du trouble, de la déficience. Les difficultés rencontrées par un jeune sourd sont d’abord diagnostiquées comme trouble, donc dans le champ de l’individuel, sans prendre en compte le rapport avec son environnement. Les pathologies remplacent les difficultés.

L’approche déficitaire a tendance à ignorer la prise en considération éco-systémique d’une situation à tel point que parfois, comme le disait le sociologue B. Mottez, « à s’obstiner contre la déficience, on augmente la handicap ».

L’individualisation des problématiques

« La priorité c’est de scolariser un jeune sourd individuellement dans son école de quartier ». Ce propos est symptomatique : de la volonté de banalisation d’une différence ou d’une anomalie qui conduit à exclure les problématiques sociales et d’identification dans ce que l’on pourrait nommer des identités plurielles ; symptomatique aussi de la prégnance paradoxale de la norme qui s’impose en laissant en laissant à la périphérie les diversités les plus éloignées.

Dans ce contexte, réaliser son individualité c’est en assumer les résultats, c’est-à-dire les réussites comme les échecs. Et dans un contexte social où c’est la réussite qui prime, ceux qui ne sont pas en capacité d’être responsables d’eux-mêmes sont pénalisés.

Les « projets personnalisés de scolarisation » ou « projets individuali­sés d’accomp­agnement » se centrent sur l’individu, ses caractéristiques, ses ressources, ses besoins, rompant avec l’application de théories a priori et des mises en œuvre de fonctionnements institutionnels. Mais il s’agit de réponses dans le champ de l’individu, qui laissent souvent le système et l’environne­ment en l’état, sans chercher à le modifier.

L’individualisation des problématiques et des réponses, dont l’intention est l’égalité, porte en réalité en son sein une contradiction fondamentale, et porte le risque d’une accentuation des inégalités.

Un paradigme de l’inégalité

Schéma

Conclusion

Si l’on part du postulat que les situations de handicap sont le résultat des interactions entre des facteurs personnels et des facteurs environnementaux, il faut considérer cet environnement dans toutes ses dimensions. L’environ­nement ordinaire n’est pas le seul à mettre des obstacles. L’environnement spécialisé, sensé promouvoir l’éducation des jeunes sourds, met souvent tout autant d’obstacles à travers ses regards d’inégalité, et en définitive produit du handicap là où il prétend le réduire.

Jean-Yves Le Capitaine
Janvier 2010

 
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Dernière révision : vendredi 21 février 2014 – 14:50:00
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