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Les paradoxes de la fonction d’enseignant référent

 

 
Un texte de Pascal Ourghanlian
Enseignant spécialisé
Référent pour la scolarisation des élèves handicapés


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Quand il y a du jeu, le bois travaille(1). Le handicap, c’est le jeu qui se fait jour entre les besoins d’une personne et la réponse sociale. Il met les acteurs au travail.

L’enseignant référent, dans ce jeu, occupe une position paradoxale : ni tenon, ni mortaise, il est le jeu lui-même ou, plus exactement, il est celui qui met ce jeu en scène, celui qui assume, qui subsume le travail des acteurs. Comme le catalyseur dans la réaction chimique, sans lui, cette réaction n’aurait pas lieu ; mais, une fois la réaction achevée, il retrouve son état initial, les acteurs ayant été modifiés par la réaction, la relation, le travail effectué.

Enfin, il retrouve son état initial... Voilà le paradoxe : il est le catalyseur, mais il ne peut pas faire de ne pas être pris lui aussi dans la réaction. Parce qu’à la différence de cette dernière, le travail de la relation transforme chacun des protagonistes de celle-ci. Référent compris.

Comment faire alors pour que le jeu enclenché le laisse aussi indemne que possible pour qu’il puisse, ailleurs, se remettre au travail sur une autre situation ? Et cette indemnité, de quoi, à qui doit-il la payer ?

Si tout travail mérite salaire, le repli sur une professionnalité peut être une réponse. Le parcours professionnel antérieur, la mise au point de gestes et de postures liés au métier, le bricolage tel que défini par Lévi-Strauss assurent à l’enseignant référent le confort de son inscription dans son institution d’origine. Le “travail sur autrui”(2) qu’il engage (qui l’engage) a à voir avec ce qu’il a appris à faire, avec ce qu’il sait faire, ce pour quoi il est rémunéré.

Seulement, la position d’enseignant référent n’est pas d’abord une position d’enseignant. L’expression est trompeuse : elle signifie uniquement que cette situation est tenue par un enseignant, qui l’a été, mais ne l’est plus, en tout cas face à un groupe ou face à une classe, spécialisé, ce que l’expression ne dit pas, sauf à lire cette spécialité dans cette référence qu’on lui demande d’être.

D’où le paradoxe mentionné plus haut : l’opinion tient pour acquis qu’un enseignant a pour charge d’assurer la cohérence et la continuité du parcours scolaire de l’élève handicapé et, contre elle, voit celui-ci se mêler de ce qui ne le regarde pas, tenant pour certain que la cohérence est à rechercher dans les champs de recouvrement du médical, du familial, du psychologique... et du scolaire, et que la continuité nécessite d’être transversale à ces champs pour faire sens pour l’enfant.

Pour autant, cette fonction contre l’opinion ne crée pas l’organe : il y a loin de la théorie à la pratique, de la position de l’ingénieur à celle de bricoleur.

Le bricoleur est apte à exécuter un grand nombre de tâches diversifiées ; mais, à la différence de l’ingénieur, il ne subordonne pas chacune d’elles à l’obtention de matières premières et d’outils, conçus et procurés à la mesure de son projet : son univers instrumental est clos, et la règle de son enjeu est de toujours s’arranger avec les “moyens du bord”, c’est-à-dire un ensemble à chaque instant fini d’outils et de matériaux, hétéroclites au surplus, parce que la composition de l’ensemble n’est pas en rapport avec le projet du moment, ni d’ailleurs avec aucun projet particulier, mais est le résultat contingent de toutes les occasions qui se sont présentées de renouveler ou d’enrichir le stock, ou de l’entretenir avec les résidus de constructions et de destructions antérieures (...) L’ensemble des moyens du bricoleur n’est donc pas définissable par un projet (ce qui supposerait d’ailleurs, comme chez l’ingénieur, l’existence d’autant d’ensembles instrumen­taux que de genres de projets, au moins en théorie) ; il se définit seulement par son instrumentalité, autrement dit et pour employer le langage même du bricoleur, parce que les éléments sont recueillis ou conservés en vertu du principe que “ça peut toujours servir”. De tels éléments sont donc à demi particularisés : suffisamment pour que le bricoleur n’ait pas besoin de l’équipement et du savoir de tous les corps d’état mais pas assez pour que chaque élément soit astreint à un emploi précis et déterminé. Chaque élément représente un ensemble de relations, à la fois concrètes et virtuelles ; ce sont des opérateurs, mais utilisables en vue d’opérations quelcon­ques au sein d’un type ».(3)


Ce qui définit à mon sens parfaitement bien le “métier”(4) de l’enseignant référent, mais au prix d’un nouveau paradoxe, cette fois-ci auto-référé : le travail institutionnel de l’enseignant référent, c’est de mettre en œuvre le projet personnalisé de scolarisation au bénéfice de l’élève handicapé, qui s’inscrit dans le projet de vie que ce dernier a à définir – ce qui renvoie l’enseignant référent à l’expertise de l’ingénieur, à la charge qui incombe à celui-ci de mener à bien un projet, dont les objectifs ont été posés au départ, la démarche planifiée, le produit fini anticipé.


Rien de tout cela dans le “travail sur autrui”, s’il s’agit d’un travail d’accompa­gnement au bénéfice de l’autre dont on reconnaît, même a minima, l’autonomie. Sauf à comprendre cette dernière à la lumière de Castoriadis(5) qui en fait un projet du sujet, non une donnée, dans un contexte socio-historique particulier. Mais ce projet est bien celui du sujet, celui de l’enfant handicapé, que l’enseignant référent n’a qu’à accompagner, à porter, ce n’est pas “son” projet, sauf à pratiquer une version fusionnelle de l’accompagne­ment, que la référence conduise à une homologie.


Car il existe un troisième paradoxe : l’enseignant, qui n’est plus exclusi­vement de son champ d’origine, se voit mis en position d’être celui à qui l’on se réfère (comme spécialiste ? comme porteur de “bonnes pratiques”(6) ? comme porteur sur sa seule personne de toutes les valeurs de l’institution ?).

Le lien de référence sous-entend une ressemblance entre le référent et le référé, ou un lien de subordination, le référent étant celui devant lequel est porté un litige qu’il a autorité de trancher.

Rien de tout cela chez l’enseignant référent : il n’est pas élève, ni handicapé, ou il n’est pas ce type d’élève handicapé là (il peut être lui-même handicapé et en situation d’apprentissage, ce qui est une autre histoire) ; il ne détient ni n’exerce (a priori) aucun pouvoir ; s’il devient référence, il n’est pas modèle.


Ni totalement enseignant, ni émetteur du projet, ni modèle, l’enseignant référent est enjoint d’être les trois à la fois, aux yeux des trois sommets du triangle relationnel mis à l’épreuve par le handicap (la famille, l’école, les soins) – le tout au bénéfice du présent/absent pour lequel ce travail s’élabore, l’enfant handicapé.

Si le quotidien de son travail assigne à l’enseignant référent la tâche du bricoleur, les injonctions qui lui parviennent tendent à lui conférer le rôle d’ingénieur, rôle que ni sa formation, ni sa reconnaissance institutionnelle ne soutiennent, ni sa pratique ne valide.

Dans ces conditions, au-delà de la poursuite de la mise à jour des concepts sous-jacents à ce work-in-progress, il est urgent de rendre ses lettres de noblesse au bricolage, d’admettre qu’il est garant d’un rapport respectueux à l’autre, de théoriser une pratique qui fait du “travail sur autrui” une co-naissance, naissance à soi-même et aux autres(7).

Pascal Ourghanlian
Juin 2009

 
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Notes

(1) Cette image fait explicitement allusion au poème de Guillevic, Le menuisier  : « J’ai vu le menuisier / Tirer parti du bois. / J’ai vu le menuisier / Comparer plusieurs planches. / J’ai vu le menuisier / Caresser la plus belle. / J’ai vu le menuisier / Approcher le rabot. / J’ai vu le menuisier / Donner la juste forme. / Tu chantais, menuisier, / En assemblant l’armoire. / Je garde ton image / Avec l’odeur du bois. / Moi, j’assemble des mots / Et c’est un peu pareil » in Gagner, Gallimard, 1949.

(2) C’est François Dubet, dans Le Déclin de l’institution, Le Seuil, 2002, qui propose cette expression pour réunir les professions de l’éducation, de l’enseignement et du soin. Une excellente présentation de cet ouvrage fondamental se trouve ICI.

(3) Claude Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, Plon, 1960, p. 27.

(4) Il faudrait faire un sort au couple métier/profession, en particulier à la lueur des propositions conceptuelles de Lévi-Strauss. Un métier qui deviendrait une profession signerait-il le passage du bricoleur à l’ingénieur ? Le processus de professionnalisation à l’œuvre de nos jours (avec référentiels de compétences et projet professionnel) masque-t-il la “paupérisation” de l’humain qu’annonçait Marx ?

(5) Voir de celui-ci les séminaires 1983-1984 regroupés dans La Cité et les lois – Ce qui fait la Grèce, 2 (La Création humaine, 3), Seuil, 2008, en particulier du 25 avril 1984, « Nomos, doxa et l’idée de l’autoconstitution de l’humanité) d’où je tire mon utilisation des concepts de “paradoxe” et d’ “autonomie”.

(6) La notion de “bonnes pratiques”, d’invention récente, sans doute en référence au concept psychologique de “mère suffisamment bonne” élaboré par Winnicott, est désormais à mettre en rapport avec les “conférences de consensus”, initiées dans le monde médical et qui essaime dans les mondes de l’entreprise ou du social.

(7) Au sens que lui a donné Paul Claudel dans son Art poétique, Gallimard, 1907.

 
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Dernière révision : vendredi 24 janvier 2014 – 18:30:00
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