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Chronique 1
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Un texte de Jean Pauly
 

Après les premiers orages d’août, la petite bête était montée. La petite bête. L’angoisse de la rentrée. Hélène craignait le face-à-face avec les élèves. Comme devant une falaise. Des visages et des corps tronqués. Tous les mêmes. Un sentiment d’uniforme, d’ennui et d’hostilité sourde. Ce serait un bloc, ce serait sa classe, et sa peur de la rentrée, c’était la peur de la classe.

Hélène a récupéré les clefs quelques jours avant. Elle a dit à la secrétaire de mairie je suis la nouvelle titulaire. Ils ont bien compris qu’elle n’était pas d’ici. La fenêtre du bureau donnait sur la cour. Ils pourront la voir pendant les récréations. Elle devra faire avec.
Elle a rentré la voiture pour décharger des bacs de livres et de classeurs. Sur le bureau, elle a posé une petite trousse d’écolière et une photo de vacances... elle et Jérôme à la brèche de Roland... c’était l’été d’avant.
Maintenant, il faudrait trouver à se loger.

Le jour dit, la plupart sont arrivés par le ramassage. Ils ont fait claquer les portes du minibus et ça parlait déjà fort. Ils reprenaient possession. Le correspondant du Journal a déboulé. Il a fallu faire une photo dans la cour. Hélène posait par côté, un peu perdue, et eux rigolaient en criant Ouistiti-Camembert.
L’article dira que c’est la rentrée au village, que les cris retentissent de nouveau, que les plafonds ont été repeints, qu’on a une nouvelle maîtresse et que tout ça... c’est pour nos enfants.

Maintenant, elle écrit son nom au tableau.
Quand elle se retourne, ils ne disent rien. Ils attendent. Elle ne voit qu’une masse de visages et de corps tronqués. Rien n’accroche son regard, pas même ce port de tête, ni cette boucle d’oreille, ni même la couleur de ce vêtement. Rien... des bribes... quatre murs, des affiches, des tables et des chaises... et elle... sans savoir où... elle qui ne sait pas où se mettre. Les bons conseils de sa formation n’y peuvent rien, ni le bric-à-brac accumulé, ni la didactique des cheveux en quatre, ni les problématiques posées et les bouts de ficelles. De toute façon, elle a choisi de tout oublier, de s’arrimer à la méthode du manuel, de se laisser porter et de suivre la ligne de flottaison des séquences hebdomadaires.

Déjà, Hélène se laisse enfermer par la demande d’un élève. Elle n’ose plus quitter la bulle de cette présence singulière... elle reste au ras d’une table, accroupie à hauteur, blottie en tête à tête. Elle oublie les autres. Quand elle se relève, elle fait chut à la cantonade.
Elle voudrait les prendre un par un... s’occuper de chacun, l’accompagner, prendre la mesure de son pas et l’amener sur l’autre pas. Mais Hélène bute contre le groupe. Le groupe qui vit, qui bouge, qui respire, qui descend, qui remonte, qui tangue, qui vient et qui devient. Elle s’y perd. Elle s’y noie comme une qui ne verrait de la mer que chaque vague, l’une après l’autre, et ne comprendrait pas la houle et son immense mobilité, ni les promesses et les dangers qu’elle recèle.
Il faudra pourtant qu’elle se jette à l’eau.

Par la vitre, un court instant, elle sent qu’on l’observe.


Jean Pauly
jeudi 1er septembre 2005

 
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