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Chronique 9
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Un texte de Jean Pauly
 

Aubry était un aigle.
Il nichait dans la petite école au dessus, dominant le bourg et ses commerces et même son église, comme si, du temps de la République, on l’avait fait exprès. Les gamins y grimpaient, pliés par le poids du cartable. Ils faisaient une petite halte à la fontaine pour souffler, se retourner et voir les fumées des maisons monter dans le ciel d’hiver. Là-haut, l’école flamboyait, déjà éclairée par le soleil levant – elle avait vu le jour avant tout le monde – et, sur les marches, Aubry les attendait.

Il savait tout, tout de ce qu’on devait savoir, et surtout tout ce qui reliait ce qu’on voyait là devant soi, comme une évidence ou comme un mystère, avec ce qui se trouvait dans les livres, dans les musées, à l’Institut. Des ruines du château, il disait le nom des dynasties et les techniques de ses bâtisseurs. De cette orchidée au bord du chemin, il savait les ruses raffinées pour attirer la semence. Du ruisseau, il dessinait les détours dans les profondeurs de la terre. Il parlait de la foudre tombée sur la grange, du cerf-volant dans la brise de mai, de la scierie du Père Marot, de la vache qui vêlait, de Ronsard en sa vesprée, de Condorcet au cœur de la tourmente et de Michelet (Jules) au plus haut des siècles.

Vous vous souvenez, nous avons connu Aubry dans les animations pédagogiques. Il arrivait dans une voiture impeccable, comme un seigneur. Il sortait le parapluie et portait un foulard sous le col du pull-over. Nous le regardions s’asseoir, enlever ses gants, croiser les bras et mettre la main devant la bouche. Il ne disait jamais rien. Nous pérorions alors sur la modernité de l’école moderne et les nouveautés des nouvelles approches innovantes. Nous avions les cheveux en broussaille, la parole facile, et nous savions des choses, mais des choses éparses et sans vertèbres. Nous pensions que le miracle de la discussion démocratique et la bénédiction du camarade Inspecteur donneraient du corps à nos idées. Nous ne savions pas que c’est la passion qui les habillait, et que le premier coup de vent les emporterait en même temps qu’il en porterait de nouvelles, plus nouvelles encore. Nous allions avec tous les coups de vent qui passaient, croquant la vie comme des feuilles d’artichaut, et nous étions heureux. Nous avions les joues fraîches et les boucles de la jeunesse nous mordaient la nuque. L’avenir avait les yeux clairs, comme les filles que nous aimions.

Un jour que nous expérimentions à plat ventre sur le lino de la salle d’évolution, un marqueur à la main, en travail de groupes sur de grandes affiches, c’est qui qui f’ra le rapporteur pour la mise en commun tout à l’heure sur le tableau ? Un jour donc, Aubry qui nous regardait l’œil absent, Aubry a décroisé ses longues jambes et s’est levé. Le geste lent, il a repris son parapluie, il a défroissé sa manche, et personne ne l’a plus revu, ni dans les réunions de rentrée des directeurs, ni dans les animations pédagogiques obligatoires, ni dans les ateliers facultatifs, ni même pour le pot de départ de Mme Latapie.

Il a encore passé trois ans là-haut, avant qu’on lui donne son congé, en marge de l’école que nous bricolions les uns avec les autres sous la bienveillante autorité du progrès en marche. À ma connaissance, l’Institution l’a laissé tranquille. Le soir, il repassait les cahiers du jour, faisait la chasse aux fautes qu’il entourait d’un cercle rouge. Un chat glissait dans la classe en ronronnant. Un élève passait la tête... M’sieur, j’ai oublié mon livre de lecture...
Le temps n’avait pas de montre.


Jean Pauly
jeudi 6 pctobre 2005

 
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