Un texte de Jean Pauly
Aubry était un aigle.
Il nichait dans la petite école au dessus, dominant le bourg et
ses commerces et même son église, comme si, du temps de
la République, on l’avait fait exprès. Les gamins
y grimpaient, pliés par le poids du cartable. Ils faisaient
une petite halte à la fontaine pour souffler, se retourner et
voir les fumées des maisons monter dans le ciel d’hiver.
Là-haut, l’école flamboyait, déjà
éclairée par le soleil levant – elle avait vu le
jour avant tout le monde – et, sur les marches, Aubry les attendait.
Il savait tout, tout de ce qu’on devait savoir, et surtout tout ce qui
reliait ce qu’on voyait là devant soi, comme une
évidence ou comme un mystère, avec ce qui se trouvait
dans les livres, dans les musées, à l’Institut.
Des ruines du château, il disait le nom des
dynasties et les techniques de ses bâtisseurs. De cette
orchidée au bord du chemin, il savait les ruses raffinées
pour attirer la semence. Du ruisseau, il dessinait les
détours dans les profondeurs de la terre.
Il parlait de la foudre tombée sur la grange, du cerf-volant dans
la brise de mai, de la scierie du Père Marot, de la vache qui
vêlait, de Ronsard en sa vesprée, de Condorcet au cœur
de la tourmente et de Michelet (Jules) au plus haut des siècles.
Vous vous souvenez, nous avons connu Aubry dans les animations pédagogiques.
Il arrivait dans une voiture impeccable, comme un seigneur. Il
sortait le parapluie et portait un foulard sous le col du pull-over.
Nous le regardions s’asseoir, enlever ses gants, croiser les
bras et mettre la main devant la bouche. Il ne disait jamais rien.
Nous pérorions alors sur la modernité de l’école
moderne et les nouveautés des nouvelles approches innovantes.
Nous avions les cheveux en broussaille, la parole facile, et nous
savions des choses, mais des choses éparses et sans vertèbres.
Nous pensions que le miracle de la discussion démocratique et
la bénédiction du camarade Inspecteur donneraient du
corps à nos idées. Nous ne savions pas que c’est
la passion qui les habillait, et que le premier coup de vent les
emporterait en même temps qu’il en porterait de
nouvelles, plus nouvelles encore. Nous allions avec tous les coups de
vent qui passaient, croquant la vie comme des feuilles d’artichaut,
et nous étions heureux. Nous avions les joues fraîches
et les boucles de la jeunesse nous mordaient la nuque. L’avenir
avait les yeux clairs, comme les filles que nous aimions.
Un jour que nous expérimentions à plat ventre sur le lino de la
salle d’évolution, un marqueur à la main, en
travail de groupes sur de grandes affiches, c’est qui qui
f’ra le rapporteur pour la mise en commun tout à l’heure
sur le tableau ? Un jour donc, Aubry qui nous regardait
l’œil absent, Aubry a décroisé ses longues
jambes et s’est levé. Le geste lent, il a repris son
parapluie, il a défroissé sa manche, et personne ne l’a
plus revu, ni dans les réunions de rentrée des
directeurs, ni dans les animations pédagogiques obligatoires,
ni dans les ateliers facultatifs, ni même pour le pot de départ de Mme Latapie.
Il a encore passé trois ans là-haut, avant qu’on lui
donne son congé, en marge de l’école que nous
bricolions les uns avec les autres sous la bienveillante autorité
du progrès en marche. À ma connaissance, l’Institution
l’a laissé tranquille.
Le soir, il repassait les cahiers du jour, faisait la chasse aux fautes qu’il
entourait d’un cercle rouge. Un chat glissait dans la classe en
ronronnant. Un élève passait la tête... M’sieur,
j’ai oublié mon livre de lecture...
Le temps n’avait pas de montre.
Jean Pauly
jeudi 6 pctobre 2005
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