Chronique 27
Aurélie, l’éclusière de la classe
Un texte de Jean Pauly
Une ombre a passé dans les yeux d’Aurélie.
Elle ne savait plus. À quatre carreaux ou à cinq carreaux de la
marge ? Au stylo vert ou au stylo rouge ? Sur le cahier du
jour ou sur le cahier de brouillon ? Un accent aigu ou un accent
grave ? Dans la case ou dans le cartable ? Le maître
l’avait dit ou le maître ne l’avait pas dit ?
Monsieur Aubry avait une grosse voix. Aurélie mordait son crayon. La
trotteuse de la pendule de la classe scandait la mesure du silence.
Aurélie aimait ce silence. La rondeur de ce silence. La
perfection de ce silence. Comme sa vie. Parfaite. Sa vie serait
parfaite. Ses parents l’aimaient sans doute. Sa mamie donnait
des bisous mouillés. Elle avait de bonnes notes et un cartable
neuf. Il fallait qu’elle eût de bonnes notes. La pointe
du stylo plume glissait sur la douceur de la feuille à rayures
Siéyès et tenait dans les interlignes, ça ne
dépassait pas. Elle tirait les traits à la règle,
au millimètre. Le maître aimait son cahier, il l’avait
montré à la classe, un jour.
La trotteuse de la pendule. Soixante secondes faisaient une minute et
dans un centimètre, il y avait dix millimètres, elle
avait compté un jour les petits traits sur son double
décimètre, dix intervalles entre le 0 et le 1. Le
maître avait raison.
Parfois, c’était le remplaçant.
La ligne des tables partait alors de travers. Des kleenex traînaient
sous les chaises. À côté de la poubelle, une cartouche
d’encre écrasée souillait la blancheur du
carrelage. Des traces d’eau de craie marquaient le tableau par
endroit parce que l’éponge était mal essorée
– il aurait fallu bien la rincer, descendre une bande humide du haut
jusqu’en bas et y revenir une deuxième fois avec
l’envers, le maître faisait comme ça, au lieu que
le remplaçant passait le tampon à la va-vite puisqu’il
était l’heure de partir.
Aurélie n’aimait pas le remplaçant. Il donnait des coloriages
aux petits et n’expliquait pas pareil. Il disait faites
comme vous voulez alors qu’Aurélie aurait voulu
faire comme il fallait. Elle regardait la pendule. Les
secondes sonnaient moins nettes, comme étouffées par
l’inquiétude. La règle en fer de Valentin était
tombée par terre dans un fracas de métal qui résonnait
encore longtemps dans la tête d’Aurélie.
Le maître était revenu.
La classe reprenait son cours régulier. Le printemps recommençait,
soyeux et parfumé. Aurélie faisait de la balançoire
et poussait les petits quand c’était leur tour. Elle
leur nouait les lacets, rapportait au vestiaire les manteaux oubliés,
attendait à la porte des toilettes s’ils lui
demandaient, leur faisait dire la poésie et les tables et,
patiente, corrigeait, comme il fallait, comme l’aurait fait
Monsieur Aubry. Parfois, elle sentait le maître un peu tendu ou
soucieux ou fatigué, elle faisait signe aux élèves
c’est pas le moment... elle le connaissait, à
force. Comme ce jour où lui, pris par la fièvre,
n’avait plus de voix, et où il a fait la classe dans un
silence recueilli et orchestré par Aurélie. Le maître
irait mieux demain.
Aurélie était l’éclusière qui régulait la
pente de la classe... la classe comme un canal sous la ligne des
peupliers, droit vers l’horizon. Du bout de l’aile, les
hirondelles viendraient raser le fil de l’eau, et des géraniums
tomberaient des fenêtres de la maison.
La maison de l’écluse. L’école.
Jean Pauly
jeudi 30 mars 2006
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