Chronique 30
Le jardin du voisin
Un texte de Jean Pauly
Le ballon, pour la deuxième fois de la récré,
passe les frontières de la cour et s’écrase dans le jardin du
voisin. Lui, c’est Armand, et ça le fait marrer, ce ballon dans la planche aux
échalotes. Il expire un rire étouffé, comme une toux, d’où ricochent
les souvenirs des charivaris d’avant-guerre, des casseroles accrochées à
la Rosalie du Père Marot, des bombes à
eau dans le comice agricole, des baignades à l’étang des Sales, il faisait
beau, on sautait des branches du grand saule, c’était juillet 39,
bonjour-bonjour les hirondelles...
C’est le soir de sa vie
maintenant... une étincelle allume des retours d’enfance, un crépitement dans les
jours mornes, un ballon dans la planche aux échalotes...
Des Jersey demi-longues.
Armand les plante en février, avant tout
le monde, avant les fèves même. On le voit de la cour, plié en deux, qui
enfonce le bulbe serré entre trois doigts. Les houppes sortent de terre, tous
les vingt centimètres, bravant les frimas. Ce sont les échalotes, ça sent la fin
de l’hiver, on ne le sait pas encore, mais on le devine à l’air qui mollit. Les
petits viennent et se suspendent au grillage, les mains accrochées, le nez dans
les mailles et disent tu fais quoi Armand ?
Alors, quand la maîtresse regarde ailleurs, Armand fouille sa poche, en sort
des bonbons et les glisse à travers, dans les petites menottes tendues. Tout à
l’heure, la maîtresse demandera c’est
quoi ces bonbons ?
les petits ne diront rien... de toute façon, ils auront la
bouche pleine.
Là, ça y est, on est dans les
beaux jours, ils ont fini d’ensiler, ils vont faner bientôt, et
roundballer encore, la noria des tracteurs dans le
couchant, les pollens qui agacent, les yeux de la maîtresse qui pleurent, c’est
bientôt la kermesse et les vacances. Tu
fais quoi Armand ? disent les petits. On le voit. Il passe entre les rangs
pour cueillir les fèves. Le panier est plein. Des Séville à longue cosse. Comme
des castagnettes. Tu fais quoi, Armand ? Il
en prend une, il ouvre la gousse, étend les graines sur la paume et leur montre,
aux petits. On les mange nature, ou à la croque-au-sel comme les radis. Il
leur montre. C’est meilleur comme ça. C’est mieux que les bonbons.
La maîtresse regarde.
En juillet, la cour est muette.
Lulu a fait le grand ménage dans les classes, les guêpes se cognent contre les
baies vitrées du préau couvert, les touffes d’herbe pointent dans les faiblesses
du bitume, les feuilles d’acacia commencent à jaunir et à tomber, grillées par
la sécheresse. L’orage les emportera dans le caniveau. Armand ne parle plus à
grand monde sous son chapeau de paille. Il s’ennuie et sa hanche lui fait mal. La
citerne est loin des plants de haricots, des haricots à ne savoir qu’en faire,
maintenant. Sa femme est morte, en plein été, comme ça, alors qu’ils
suspendaient les guirlandes de la fête votive. La voiture sono passait, mais d’un
coup, dans la vie d’Armand, il n’entend plus rien et la lumière se trouble...
c’est tombé comme une brume sur la transparence du monde.
Une prochaine fois, dans une
autre saison, le ballon passera dans le jardin du voisin. Il s’écrasera sur la
friche. On le verra rouler dans le liseron, la chélidoine, l’angélique et la
carotte sauvage. On attendra quelqu’un pour le relancer...
On attendra quelqu’un... il est où Armand ? demanderont les petits.
Jean Pauly
jeudi 20 avril 2006
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