“J’en ai pas fait exprès ! ! ...”
(Maxime, 5 ans, moyenne section)
À propos de “l’étiquetage” des enfants en difficulté à l’école : une aide spécialisée en dehors de la classe est-elle un facteur de “marginalisation” des élèves ?
Jacky Poulain
Rééducateur, ADREN 74
Fabienne, enseignante de Moyenne section, me rapporte une anecdote au sujet de Maxime, enfant avec qui je vais travailler ces jours-ci : d’abord scolarisé en Grande section, elle l’accueille dans sa classe après un début d’année extrêmement difficile.
On parle à son sujet de difficultés globales d’adaptation, mais les problèmes de comportement prédominent : agressivité, violence, opposition à l’adulte, transgressions fréquentes...
Un “tableau” que nous rencontrons assez fréquemment en RASED. J’emploie à dessein le mot “tableau” au sens où, s’il s’attache à une description serrée et “réaliste” des difficultés, s’il restitue dans sa minutie une somme de détails, dans le même temps, bien souvent, il risque de les figer, de les fixer, si nous n’y prenons garde : les uns, les autres ne vivraient cet enfant qu’à partir de ce tableau initial, ou ses représentations.
Or, donc, hier, Fabienne la maîtresse assiste en classe à la chute de Lola qui, empêtrée dans un déguisement, se prend les pieds dans une robe trop longue. Mini drame, cris, pleurs, douleurs, attroupement : elle ne s’est pas “loupée”, comme on dit. Fabienne intervient, constate, console, soigne... et entend Maxime, à quelques mètres de là :
“J’en ai pas fait exprès ! !”
Interloquée, Fabienne rectifie, rassure, rappelle la réalité : “Lola est tombée toute seule, je l’ai vue, tu n’y es pour rien” etc...
“Mais j’en ai pas fait exprès ! ! !”
“Ça ne sert à rien de toute façon...”
C’est Matthieu, élève de CM2, qui s’exprime ainsi. J’entends son peu d’espoir de changement dans une école qu’il vit dans le conflit et l’opposition depuis la maternelle. Ses parents, divorcés, continuent au moins de s’entendre là-dessus : c’est l’école qui n’a jamais su résoudre le problème ni trouver la solution. L’école, elle, a le sentiment qu’une sorte d’alliance de leur part entretient le déni et leur fait déplacer le problème – en l’occurrence leur fils – d’école en école (“mauvais instit, mauvaise école” etc.). “Il est comme-ci” répète l’école. “Il n’est pas comme ça”, répondent les parents.
Matthieu semble l’enjeu d’un conflit éducatif entremêlant les enseignants, les parents et l’enfant. La psychologue du RASED, l’IEN sont intervenus ; s’il est déjà “suivi” par un pédo-psychiatre et sous traitement, une aide rééducative est cependant négociée dans l’école tant le quotidien est difficile. Tout le travail avec Matthieu, me semble-t-il, va tourner autour de la restauration, même s’il répète d’un air buté, les premiers temps, “ça sert à rien de toute façon...”
L’étiquetage, pour partie auto-adhésif
ici, semble définitif. Dans le même temps, les
possibilités d’évolution positive me semblent
tenir presqu’autant à la capacité des adultes
(enseignants, parents) de réaménager leurs positions
respectives qu’à celle de Matthieu d’être
élève autrement : on perçoit très
vite chez lui un clivage très net entre sa vie d’enfant
(curieux, cultivé, sensible, très “mûr”, ...)
et sa vie d’élève (“provocateur”,
bâclant le travail, agité, ...). En séance,
le travail est vite fait, bien fait. Restauration... du “tableau”
donc. Travail à deux : un vernis à dissoudre,
gratter patiemment, une reprise par petites touches : du temps,
de la patience, un rythme à respecter : des couleurs
estompées reviendront peut-être, la perspective s’en
trouvera modifiée. Mais dans cette histoire, telle que je la
perçois, il serait illusoire de mettre seul Matthieu en
demeure d’un changement radical : “l’œuvre”
sera collective ou ne sera sans doute pas...
“Plutôt à ma maîtresse, parce que ma mère...”
C’est ce que me répond Lou, CM1, quand je lui dis que j’aurai l’occasion de reparler plus tard à sa maîtresse, à ses parents. Nous avons eu quelques séances. J’ai invité ses parents à deux reprises : silence radio. Lou est gênée. Il est difficile d’aborder cette question avec elle, et pourtant, le dialogue que nous aurons à ce sujet éclaire peut-être la suite du travail : dans la fratrie, Lou est la seconde de trois enfants. L’aînée “brille” au collège et semble satisfaire les attentes parentales, celles de la mère en particulier ; la benjamine, dont Lou se plaint et se réjouit d’avoir beaucoup à s’occuper (“Alors que ma sœur...”), est née après la réunion du couple un temps séparé. Ces éléments de l’histoire familiale me sont communiqués par l’enseignante. La mère de Lou a toujours dit que celle-ci aurait du redoubler dès le CP. Scolairement, le “décrochage” est global et l’enseignante évoque une grosse angoisse derrière de l’instabilité, de l’agressivité, une excitation permanente. En classe, depuis, des progrès sont sensibles (résultats, attitude). Mais Lou pleure en cas de notes même moyennes : sa mère ne sera pas contente, “elle n’est jamais contente”, précise Lou. “... De toi ?” Lou baisse la tête...
Il va donc falloir parvenir à nouer le dialogue avec ses parents, et contrairement à ce que souhaite Lou, plutôt avec sa mère qu’avec sa maîtresse, dans cette période : quelque chose ne fonctionne pas dans la triangulation enfant/école/parents ; je fais l’hypothèse que peut-être la mère de Lou ne veut pas venir entendre une fois de plus parler de sa fille sur un versant négatif ; ou tout au contraire lui est-il impossible d’être un peu satisfaite par Lou pour des raisons que j’ignore... La suite nous le dira peut-être. Ce qui importe actuellement, c’est que “l’étayage” en place dans l’école (enseignante bienveillante, rééducation) évite à Lou de se décourager et de laisser tomber les efforts entrepris.
Autrement dit ici, l’“estime
de soi”, “l’ajustement des conduites” ne
suffisent pas en eux-mêmes : l’estime des autres
(parents, enseignants) participe de l’estime de soi pour
l’enfant ; une juste estimation dont devrait témoigner
l’environnement quand une évolution est sensible, quand
l’étiquette apposée (“mauvaise élève”,
“rien à tirer”, etc.) ne correspond déjà
plus à une réalité perçue comme
immuable. En ce sens, “l’ajustement des conduites”
me semble devoir concerner l’environnement scolaire et
familial des enfants avec lesquels nous travaillons : c’est
là toute l’importance du travail que nous menons en
parallèle avec les adultes, parents et enseignantes.
Si je rapporte ces moments de travail rééducatif, c’est qu’ils amènent peut-être à réfléchir à la question récurrente de “l’étiquetage” de certains enfants. Avec bien souvent ce contresens majeur qu’il nous faut travailler avec les enfants, les enseignants, les parents et même depuis quelques années, notre administration (ce fut un argument supposé “fort” des rapports d’inspecteurs généraux concernant le travail des RASED... !)
Ces enfants-là, ces enfants-là que nous
allons sortir de la classe ne risquent-ils pas la marginalisation,
le pointage, l’étiquetage, un marquage indélébile,
une mise au ban de la classe, bref une sorte d’infamie ?
Il (m’)est toujours un peu étonnant d’avoir à
(re)dire que c’est justement parce que la marginalisation est
déjà effective (ou peu s’en faut), qu’un
statut spécifique s’est mis en place (“X est LE
méchant du groupe”, “Y ne reste JAMAIS en
place !”, “Z est une ZOMBIE”...) qu’il
est opportun, avant que les symptômes ne s’enkystent,
d’avoir recours à du tiers, de penser et de proposer
une aide extérieure au champ de la classe.
Et j’entends “champ” au sens topologique du terme : autre lieu, autre temps, autre espace de parole et d’écoute puisque les uns et les autres sont dans l’échec et la souffrance, sans perspective interne (“j’ai fait ce que j’ai pu, mais vraiment...” dit l’enseignant(e)).
C’est justement parce que les enfants et les adultes se retrouvent enferrés dans des attitudes et des postures univoques qu’ils sont condamnés à une répétition impuissante ; c’est parce qu’ils se vivent respectivement à partir de représentations figées/figeantes qu’il peut être utile et pertinent d’envisager des ouvertures à partir d’un autre espace dans l’école. Dès lors, et grâce à cette distanciation réelle et symbolique, une dé-prise est peut-être jouable, dans un changement de registre souvent salutaire. La salle du RASED, ce n’est plus la classe, mais c’est encore l’école (ou inversement : c’est encore l’école, mais ce n’est plus la classe !). Et ce changement de registre (“une autre scène” comme dirait l’autre) va peut-être permettre d’en finir avec cette pièce qui se rejoue sans cesse : mêmes acteurs, mêmes rôles, répliques prévisibles... Du mouvement, de la mobilité redeviennent possibles, des liens vont se créer, de la parole circuler à nouveau, et un processus de déconstruction/reconstruction peut s’engager : l’enfant s’essaiera à “autre chose”, expérimentera qu’il n’est pas condamné à n’être que “mauvais” par exemple, qu’on l’attend ailleurs, autrement dans la sollicitude et la bienveillance. C’est tout le sens d’une “adaptation” bien comprise : quelque chose (le RASED), quel qu’un (l’enseignant(e) spécialisé(e)) permet la mise en jeu dans l’école d’une “adaptabilité” presque toujours présente chez les enfants en difficulté pour peu qu’on leur propose une ouverture... et que les adultes accordent du crédit au projet envisagé.
Un autre regard deviendra possible pour l’enseignant(e)
de cet enfant-là. (J’ose à peine évoquer
ici un constat possible de temps à autre : une sorte
“d’effet placebo” que déclenche parfois la
seule mise en place du dispositif d’aide : avant même
que les séances avec l’enfant ne s’engagent, la
donne a changé, les adultes perçoivent du mieux :
il était donc pertinent que les “choses” se
parlent ... Une sorte de soulagement est perceptible : non
pas qu’on ait trouvé la solution-miracle, mais plutôt
permis une entrée différente et porteuse d’espérance).
“Je n’en dors plus”, dit la
maîtresse ; “On ne sait plus quoi faire”,
répondent les parents... Et à ce sujet, qui dira la
honte et la souffrance de ces parents rasant les murs de l’école,
affrontant l’hostilité générale,
déléguant un voisin ou une mamie pour récupérer...
“l’irrécupérable”, celui ou celle
qui devient “l’indésirable” ?... Le
terrible de l’histoire, c’est que non seulement les
adultes sont en souffrance, mais de surcroît l’enfant
semble alimenter lui-même la mauvaise image, l’image de
“mauvais” qu’il donne à percevoir :
tout se passe comme s’il justifiait et intégrait le
sentiment et le discours des autres à son sujet : “Vous
avez bien raison de penser et de dire cela, la preuve, je vais vous
donner des raisons supplémentaires d’être dans
cette pensée...” (On voit à l’œuvre
dans ces cas-là toute la vivacité du symptôme
autour duquel tout le monde s’accroche, l’enfant le
premier !)
Mais pourquoi ne pas envisager alors une intervention tierce dans la classe ?
Parce que la plupart du temps, cette hypothèse
est aussi peu pertinente que d’imaginer une psychothérapie
au domicile de l’enfant, tout simplement. Autrement dit, ce
n’est certainement pas dans la réalité (de la
classe, du domicile) qu’on amène l’enfant à
d’éventuels remaniements de ses manières d’être
enfant ou élève. Les difficultés, les
“symptômes” appellent au contraire l’ouverture
d’un autre registre où, en toute sécurité
et avec l’aide relationnelle de quelqu’un(e) dont c’est
la foncttion, il pourra cheminer vers du mieux être
(personnel, scolaire, familial, social), à son rythme, avec
le support de médiations symboligènes. (Bien entendu,
après analyse de la situation et synthèse de l’équipe
RASED, une aide extérieure peut s’avérer
préférable : elle fera l’objet au besoin
d’un accompagnement des parents si la démarche
s’annonce difficile). Cette parenthèse, ce détour
sont nécessaires pour une part importante des enfants en
difficulté marquée à l’école.
Considérer l’enfant au cœur du système
éducatif, c’est aussi lui faire crédit de sa
propre capacité à percevoir ses difficultés
d’adaptation et à répondre “oui” ou
“non” à la proposition d’aide qui lui est
faite ; non pas sur le mode du rejet (“je ne le supporte
plus” ) mais dans la recherche d’une solution (“Je
veux que ça aille mieux pour toi, nous allons chercher une
solution, peut-être en dehors de la classe”, etc.). Se
placer dans une autre perspective, c’est (continuer de)
considérer l’enfant comme un objet (bon ou mauvais), à
traiter entre adultes.
Il n’est pas vrai que l’enseignant(e) dans sa classe peut tout gérer, tout résoudre. Le laisser entendre, légiférer en ce sens, c’est au mieux entretenir un leurre, au pire une supercherie.
Je parle ici de ma fenêtre, l’aide rééducative à l’école. Mais le raisonnement est tout aussi valable pour ce qui concerne “l’aide spécialisée à dominante pédagogique” mise en place par les “maîtres E” Accepter l’idée que pour un certain nombre d’enfants, une stratégie de détour est nécessaire, indispensable, et ce dans le cadre ordinaire de l’école, c’est participer de “l’école de la réussite” pour le plus grand nombre. La lutte contre l’échec scolaire suppose d’une part la prise en compte des déterminants socio-culturels mais, malheureusement, ceux-ci ont un bel avenir... ; elle suppose d’autre part de ne faire ni l’impasse ni l’autruche sur ce qu’on pourrait appeler les déterminants psycho-individuels ou psycho-familiaux auxquels renvoient une grande partie des différents types de difficultés scolaires rencontrées par les RASED. La plus aboutie des réformes de l’Éducation s’appauvrira toujours d’une prise en compte partielle de ces données de base... Elle aurait tout à gagner à voir se transformer le statut de la “difficulté scolaire” et à banaliser la présence des RASED à l’école : l’aide spécialisée serait alors un recours parmi d’autres à la disposition des familles, des enseignants, des enfants. Nous sommes à ce jour loin du compte !
(À ce sujet, il nous arrive encore parfois d’entendre
ce type d’argument de la part de l’administration (IEN,
IEN AIS, IA...) : “créer une structure, c’est
créer des besoins qui n’existent peut-être pas”.
Imaginons un pays, une région où n’existerait
aucun dentiste, aucun ophtalmo : leur arrivée, leur
installation “créeraient” aussi des besoins
apparemment inexistants jusqu’alors, tant il est vrai qu’on
faisait avec, c’est-à-dire sans ! Sauf peut-être
pour les “bonnes” familles suffisamment averties pour
aller voir ailleurs, munies des bonnes adresses...)
“Oui, mais ils perdent un temps précieux quand ils s’absentent de la classe”
L’argument est plutôt spécieux !
Ce que nous avons à entendre la plupart du temps de la
plupart des enseignant(e)s, c’est plutôt : “Il/elle
perd son temps en classe” , “Il/elle me fait perdre mon
temps”, “Il/elle fait perdre leur temps à ses
voisin(e)s”, etc. De plus, l’enseignant spécialisé,
le rééducateur, s’il le pense opportun et
judicieux, décidera d’infléchir le travail
engagé vers le lieu-classe, en accord avec l’enseignant(e).
(Cela se révèle parfois intéressant avec de
jeunes enfants en maternelle, quand une évolution positive
est déjà sensible). Par ailleurs, il travaille aussi
dans la classe, mais dans le cadre d’autres projets, souvent
au titre des actions dites de prévention, ou bien parfois
dans le cadre de l’intégration).
Soyons sérieux : une aide spécifique
du RASED n’est jamais décidée à la
légère, elle mobilise l’équipe
enseignante, le conseil de cycle, les parents, dans un cadre
strictement défini, et c’est très bien ainsi.
Engager une aide c’est investir entre adultes dans un projet, dans lequel l’enfant va s’inscrire ; c’est en attendre un bénéfice, un gain à terme, un réinvestissement progressif et ajusté de la chose scolaire, dans l’intérêt de tous, et d’abord de l’enfant. Et sur la question de la perte, disons simplement qu’il s’agit peut-être alors d’un jeu de “qui perd gagne”. Le paradoxe, c’est que c’est une affaire sérieuse qui va se jouer. Mais au jeu de “qui perd gagne”, les enfants nous donnent bien souvent la leçon...
Jacky Poulain
Décembre 2001-Janvier 2002
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