Psychologie, éducation & enseignement spécialisé
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“J’en ai pas fait exprès ! ! ...”
(Maxime, 5 ans, moyenne section)


Précision  À propos de “l’étiquetage” des enfants en difficulté à l’école : une aide spécialisée en dehors de la classe est-elle un facteur de “marginalisation” des élèves ?

 

 
Jacky Poulain
Rééducateur, ADREN 74


Publication originale  Texte initialement publié dans Envie d’école n° 29, décembre 2001-janvier 2002.
Autres textes de Jacky Poulain  Voir sur ce site les autres textes de Jacky Poulain.
Un autre texte sur le même thème  Voir aussi sur ce site un texte de Ludovic Cadeau sur le même thème : La rééducation scolaire... à l’école mais pas dans la classe !

 

Fabienne, enseignante de Moyenne section, me rapporte une anecdote au sujet de Maxime, enfant avec qui je vais travailler ces jours-ci : d’abord scolarisé en Grande section, elle l’accueille dans sa classe après un début d’année extrêmement difficile.

On parle à son sujet de difficultés globales d’adaptation, mais les problèmes de comportement prédominent : agressivité, violence, opposition à l’adulte, transgressions fréquentes...

Un “tableau” que nous rencontrons assez fréquemment en RASED. J’emploie à dessein le mot “tableau” au sens où, s’il s’attache à une description serrée et “réaliste” des difficultés, s’il restitue dans sa minutie une somme de détails, dans le même temps, bien souvent, il risque de les figer, de les fixer, si nous n’y prenons garde : les uns, les autres ne vivraient cet enfant qu’à partir de ce tableau initial, ou ses représentations.

Or, donc, hier, Fabienne la maîtresse assiste en classe à la chute de Lola qui, empêtrée dans un déguisement, se prend les pieds dans une robe trop longue. Mini drame, cris, pleurs, douleurs, attroupement : elle ne s’est pas “loupée”, comme on dit. Fabienne intervient, constate, console, soigne... et entend Maxime, à quelques mètres de là :

J’en ai pas fait exprès ! !”

Interloquée, Fabienne rectifie, rassure, rappelle la réalité : “Lola est tombée toute seule, je l’ai vue, tu n’y es pour rien” etc...

Mais j’en ai pas fait exprès ! ! !”
 

Ça ne sert à rien de toute façon...”

C’est Matthieu, élève de CM2, qui s’exprime ainsi. J’entends son peu d’espoir de changement dans une école qu’il vit dans le conflit et l’opposition depuis la maternelle. Ses parents, divorcés, continuent au moins de s’entendre là-dessus : c’est l’école qui n’a jamais su résoudre le problème ni trouver la solution. L’école, elle, a le sentiment qu’une sorte d’alliance de leur part entretient le déni et leur fait déplacer le problème – en l’occurrence leur fils – d’école en école (“mauvais instit, mauvaise école” etc.). “Il est comme-ci” répète l’école. “Il n’est pas comme ça”, répondent les parents.

Matthieu semble l’enjeu d’un conflit éducatif entremêlant les enseignants, les parents et l’enfant. La psychologue du RASED, l’IEN sont intervenus ; s’il est déjà “suivi” par un pédo-psychiatre et sous traitement, une aide rééducative est cependant négociée dans l’école tant le quotidien est difficile. Tout le travail avec Matthieu, me semble-t-il, va tourner autour de la restauration, même s’il répète d’un air buté, les premiers temps, “ça sert à rien de toute façon...

L’étiquetage, pour partie auto-adhésif ici, semble définitif. Dans le même temps, les possibilités d’évolution positive me semblent tenir presqu’autant à la capacité des adultes (enseignants, parents) de réaménager leurs positions respectives qu’à celle de Matthieu d’être élève autrement : on perçoit très vite chez lui un clivage très net entre sa vie d’enfant (curieux, cultivé, sensible, très “mûr”, ...) et sa vie d’élève (“provoca­teur”, bâclant le travail, agité, ...). En séance, le travail est vite fait, bien fait. Restaura­tion... du “tableau” donc. Travail à deux : un vernis à dissoudre, gratter patiemment, une reprise par petites touches : du temps, de la patience, un rythme à respecter : des couleurs estompées reviendront peut-être, la perspective s’en trouvera modifiée. Mais dans cette histoire, telle que je la perçois, il serait illusoire de mettre seul Matthieu en demeure d’un changement radical : “l’œuvre” sera collective ou ne sera sans doute pas...
 

Plutôt à ma maîtresse, parce que ma mère...”

C’est ce que me répond Lou, CM1, quand je lui dis que j’aurai l’occasion de reparler plus tard à sa maîtresse, à ses parents. Nous avons eu quelques séances. J’ai invité ses parents à deux reprises : silence radio. Lou est gênée. Il est difficile d’aborder cette question avec elle, et pourtant, le dialogue que nous aurons à ce sujet éclaire peut-être la suite du travail : dans la fratrie, Lou est la seconde de trois enfants. L’aînée “brille” au collège et semble satisfaire les attentes parentales, celles de la mère en particulier ; la benjamine, dont Lou se plaint et se réjouit d’avoir beaucoup à s’occuper (“Alors que ma sœur...”), est née après la réunion du couple un temps séparé. Ces éléments de l’histoire familiale me sont communiqués par l’enseignante. La mère de Lou a toujours dit que celle-ci aurait du redoubler dès le CP. Scolairement, le “décro­chage” est global et l’enseignante évoque une grosse angoisse derrière de l’instabilité, de l’agressivité, une excitation permanente. En classe, depuis, des progrès sont sensibles (résultats, attitude). Mais Lou pleure en cas de notes même moyennes : sa mère ne sera pas contente, “elle n’est jamais contente”, précise Lou. “... De toi ?” Lou baisse la tête...

Il va donc falloir parvenir à nouer le dialogue avec ses parents, et contrairement à ce que souhaite Lou, plutôt avec sa mère qu’avec sa maîtresse, dans cette période : quelque chose ne fonctionne pas dans la triangulation enfant/école/parents ; je fais l’hypothèse que peut-être la mère de Lou ne veut pas venir entendre une fois de plus parler de sa fille sur un versant négatif ; ou tout au contraire lui est-il impossible d’être un peu satisfaite par Lou pour des raisons que j’ignore... La suite nous le dira peut-être. Ce qui importe actuellement, c’est que “l’étayage” en place dans l’école (enseignante bienveillante, rééducation) évite à Lou de se décourager et de laisser tomber les efforts entrepris.

Autrement dit ici, l’“estime de soi”, “l’ajustement des conduites” ne suffisent pas en eux-mêmes : l’estime des autres (parents, enseignants) parti­cipe de l’estime de soi pour l’enfant ; une juste estimation dont devrait témoigner l’environnement quand une évolution est sensible, quand l’éti­quette apposée (“mauvaise élève”, “rien à tirer”, etc.) ne correspond déjà plus à une réalité perçue comme immuable. En ce sens, “l’ajuste­ment des conduites” me semble devoir concerner l’environnement scolaire et familial des enfants avec lesquels nous travaillons : c’est là toute l’importance du travail que nous menons en parallèle avec les adultes, parents et enseignantes.
 

Si je rapporte ces moments de travail rééducatif, c’est qu’ils amènent peut-être à réfléchir à la question récurrente de “l’étiquetage” de certains enfants. Avec bien souvent ce contresens majeur qu’il nous faut travailler avec les enfants, les enseignants, les parents et même depuis quelques années, notre administration (ce fut un argument supposé “fort” des rapports d’inspecteurs généraux concernant le travail des RASED... !)

Ces enfants-là, ces enfants-là que nous allons sortir de la classe ne risquent-ils pas la marginalisation, le pointage, l’étiquetage, un marquage indélébile, une mise au ban de la classe, bref une sorte d’infamie ? Il (m’)est toujours un peu étonnant d’avoir à (re)dire que c’est justement parce que la marginalisation est déjà effective (ou peu s’en faut), qu’un statut spécifique s’est mis en place (“X est LE méchant du groupe”, “Y ne reste JAMAIS en place !”, “Z est une ZOMBIE”...) qu’il est opportun, avant que les symptômes ne s’enkystent, d’avoir recours à du tiers, de penser et de proposer une aide extérieure au champ de la classe.
 

Et j’entends “champ” au sens topologique du terme : autre lieu, autre temps, autre espace de parole et d’écoute puisque les uns et les autres sont dans l’échec et la souffrance, sans perspective interne (“j’ai fait ce que j’ai pu, mais vraiment...” dit l’enseignant(e)).

C’est justement parce que les enfants et les adultes se retrouvent enferrés dans des attitudes et des postures univoques qu’ils sont condamnés à une répétition impuissante ; c’est parce qu’ils se vivent respectivement à partir de représentations figées/figeantes qu’il peut être utile et pertinent d’envisager des ouvertures à partir d’un autre espace dans l’école. Dès lors, et grâce à cette distanciation réelle et symbolique, une dé-prise est peut-être jouable, dans un changement de registre souvent salutaire. La salle du RASED, ce n’est plus la classe, mais c’est encore l’école (ou inversement : c’est encore l’école, mais ce n’est plus la classe !). Et ce changement de registre (“une autre scène” comme dirait l’autre) va peut-être permettre d’en finir avec cette pièce qui se rejoue sans cesse : mêmes acteurs, mêmes rôles, répliques prévisibles... Du mouvement, de la mobilité redeviennent possibles, des liens vont se créer, de la parole circuler à nouveau, et un processus de déconstruction/reconstruction peut s’engager : l’enfant s’essaiera à “autre chose”, expérimentera qu’il n’est pas condamné à n’être que “mauvais” par exemple, qu’on l’attend ailleurs, autrement dans la sollicitude et la bienveillance. C’est tout le sens d’une “adaptation” bien comprise : quelque chose (le RASED), quel qu’un (l’enseignant(e) spécialisé(e)) permet la mise en jeu dans l’école d’une “adaptabilité” presque toujours présente chez les enfants en difficulté pour peu qu’on leur propose une ouverture... et que les adultes accordent du crédit au projet envisagé.

Un autre regard deviendra possible pour l’enseignant(e) de cet enfant-là. (J’ose à peine évoquer ici un constat possible de temps à autre : une sorte “d’effet placebo” que déclenche parfois la seule mise en place du dispositif d’aide : avant même que les séances avec l’enfant ne s’engagent, la donne a changé, les adultes perçoivent du mieux : il était donc pertinent que les “choses” se parlent ... Une sorte de soulagement est perceptible : non pas qu’on ait trouvé la solution-miracle, mais plutôt permis une entrée différente et porteuse d’espérance).
 

“Je n’en dors plus”, dit la maîtresse ; “On ne sait plus quoi faire”, répondent les parents... Et à ce sujet, qui dira la honte et la souffrance de ces parents rasant les murs de l’école, affrontant l’hostilité générale, déléguant un voisin ou une mamie pour récupérer... “l’irrécupérable”, celui ou celle qui devient “l’indésirable” ?... Le terrible de l’histoire, c’est que non seulement les adultes sont en souffrance, mais de surcroît l’enfant semble alimenter lui-même la mauvaise image, l’image de “mauvais” qu’il donne à percevoir : tout se passe comme s’il justifiait et intégrait le sentiment et le discours des autres à son sujet : “Vous avez bien raison de penser et de dire cela, la preuve, je vais vous donner des raisons supplémentaires d’être dans cette pensée...” (On voit à l’œuvre dans ces cas-là toute la vivacité du symptôme autour duquel tout le monde s’accroche, l’enfant le premier !)
 

Mais pourquoi ne pas envisager alors une intervention tierce dans la classe ?

Parce que la plupart du temps, cette hypothèse est aussi peu pertinente que d’imaginer une psychothérapie au domicile de l’enfant, tout simplement. Autrement dit, ce n’est certainement pas dans la réalité (de la classe, du domicile) qu’on amène l’enfant à d’éventuels remaniements de ses manières d’être enfant ou élève. Les difficultés, les “symptômes” appellent au contraire l’ouverture d’un autre registre où, en toute sécurité et avec l’aide relationnelle de quelqu’un(e) dont c’est la foncttion, il pourra cheminer vers du mieux être (personnel, scolaire, familial, social), à son rythme, avec le support de médiations symboligènes. (Bien entendu, après analyse de la situation et synthèse de l’équipe RASED, une aide extérieure peut s’avérer préférable : elle fera l’objet au besoin d’un accompagnement des parents si la démarche s’annonce difficile). Cette parenthèse, ce détour sont nécessaires pour une part importante des enfants en difficulté marquée à l’école. Considérer l’enfant au cœur du système éducatif, c’est aussi lui faire crédit de sa propre capacité à percevoir ses difficultés d’adaptation et à répondre “oui” ou “non” à la proposition d’aide qui lui est faite ; non pas sur le mode du rejet (“je ne le supporte plus” ) mais dans la recherche d’une solution (“Je veux que ça aille mieux pour toi, nous allons chercher une solution, peut-être en dehors de la classe”, etc.). Se placer dans une autre perspective, c’est (continuer de) considérer l’enfant comme un objet (bon ou mauvais), à traiter entre adultes.
 

Il n’est pas vrai que l’enseignant(e) dans sa classe peut tout gérer, tout résoudre. Le laisser entendre, légiférer en ce sens, c’est au mieux entretenir un leurre, au pire une supercherie.

Je parle ici de ma fenêtre, l’aide rééducative à l’école. Mais le raisonnement est tout aussi valable pour ce qui concerne “l’aide spécialisée à dominante pédagogique” mise en place par les “maîtres E” Accepter l’idée que pour un certain nombre d’enfants, une stratégie de détour est nécessaire, indispensable, et ce dans le cadre ordinaire de l’école, c’est participer de “l’école de la réussite” pour le plus grand nombre. La lutte contre l’échec scolaire suppose d’une part la prise en compte des déterminants socio-culturels mais, malheureusement, ceux-ci ont un bel avenir... ; elle suppose d’autre part de ne faire ni l’impasse ni l’autruche sur ce qu’on pourrait appeler les déterminants psycho-individuels ou psycho-familiaux auxquels renvoient une grande partie des différents types de difficultés scolaires rencontrées par les RASED. La plus aboutie des réformes de l’Éducation s’appauvrira toujours d’une prise en compte partielle de ces données de base... Elle aurait tout à gagner à voir se transformer le statut de la “difficulté scolaire” et à banaliser la présence des RASED à l’école : l’aide spécialisée serait alors un recours parmi d’autres à la disposition des familles, des enseignants, des enfants. Nous sommes à ce jour loin du compte !

(À ce sujet, il nous arrive encore parfois d’entendre ce type d’argument de la part de l’administration (IEN, IEN AIS, IA...) : “créer une structure, c’est créer des besoins qui n’existent peut-être pas”. Imaginons un pays, une région où n’existerait aucun dentiste, aucun ophtalmo : leur arrivée, leur installation “créeraient” aussi des besoins apparemment inexistants jusqu’a­lors, tant il est vrai qu’on faisait avec, c’est-à-dire sans ! Sauf peut-être pour les “bonnes” familles suffisamment averties pour aller voir ailleurs, munies des bonnes adresses...)
 

Oui, mais ils perdent un temps précieux quand ils s’absentent de la classe”

L’argument est plutôt spécieux ! Ce que nous avons à entendre la plupart du temps de la plupart des enseignant(e)s, c’est plutôt : “Il/elle perd son temps en classe” , “Il/elle me fait perdre mon temps”, “Il/elle fait perdre leur temps à ses voisin(e)s”, etc. De plus, l’enseignant spécialisé, le rééducateur, s’il le pense opportun et judicieux, décidera d’infléchir le travail engagé vers le lieu-classe, en accord avec l’enseignant(e). (Cela se révèle parfois intéres­sant avec de jeunes enfants en maternelle, quand une évolution positive est déjà sensible). Par ailleurs, il travaille aussi dans la classe, mais dans le cadre d’autres projets, souvent au titre des actions dites de prévention, ou bien parfois dans le cadre de l’intégration).
 

Soyons sérieux : une aide spécifique du RASED n’est jamais décidée à la légère, elle mobilise l’équipe enseignante, le conseil de cycle, les parents, dans un cadre strictement défini, et c’est très bien ainsi.
 

Engager une aide c’est investir entre adultes dans un projet, dans lequel l’enfant va s’inscrire ; c’est en attendre un bénéfice, un gain à terme, un réinvestissement progressif et ajusté de la chose scolaire, dans l’intérêt de tous, et d’abord de l’enfant. Et sur la question de la perte, disons simplement qu’il s’agit peut-être alors d’un jeu de “qui perd gagne”. Le paradoxe, c’est que c’est une affaire sérieuse qui va se jouer. Mais au jeu de “qui perd gagne”, les enfants nous donnent bien souvent la leçon...

Jacky Poulain
Décembre 2001-Janvier 2002

 
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Dernière révision : samedi 01 mars 2014 – 16:30:00
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