De l’instituteur au professeur des écoles(1)
Un texte de Pascal Ourghanlian
Au-delà de l’intérêt historique ou du lieu commun qui consiste à dire que l’on sait d’autant mieux où l’on va sachant d’où l’on vient, quel sens y a-t-il aujourd’hui, alors que le lecteur s’apprête à devenir professeur des écoles, ou vient d’être reçu au concours, à rapprocher ces deux termes, dont le premier a disparu administrativement il y a plus de quinze ans ? Pour légitime que puisse paraître le chemin historique ainsi signifié, et au-delà des conditions socio-politiques d’émergence du changement d’appellation, ce rapprochement ne va pas sans poser des questions dont on peut soupçonner qu’elles interrogent en profondeur la nature et la fonction de la tâche ainsi étiquetée. D’instituteur à professeur des écoles, il y a plus qu’une variation d’intitulé administratif. C’est tout à la fois une inscription dans l’histoire et une pratique professionnelle qui se voient ainsi modifiées, comme un changement de paradigme.
L’instituteur, au sens de « celui qui est chargé de l’éducation d’un enfant », est attesté dès 1441(2). On lit dans cet étymon, à la fois, l’ampleur de la mission (il s’agit d’éduquer, non d’instruire) et l’extension du public (c’est l’enfant qui est objet de l’éducation, non l’élève). La Révolution, dans son souci de continuité derrière les remises en cause de l’ordre ancien, réduit la tâche, et le public assigné, à un lieu : l’instituteur est « celui qui enseigne dans une école primaire »(3). Dans les deux cas, cependant, il s’agit d’instituer l’humain dans l’enfant(4), de faire advenir l’un dans l’autre. Le terme d’instituteur est celui qu’impose la IIIème République(5), dont Péguy fera « le hussard noir ».
Le décret du 1er août 1990(6) – qui remplace au Panthéon républicain les instituteurs par des professeurs des écoles –, par :
tout à la fois, semble « sortir » le « nouvel » enseignant de son histoire et l’inscrire dans une nouvelle professionnalité. Si le métier, pour l’essentiel, reste le même, l’appellation a comme un air de modernité et, surtout, semble indiquer une modalité d’exercice : il s’agit de professer, d’enseigner selon une expertise, de transmettre des savoirs – non plus de faire advenir une connaissance, comme co-naissance à soi-même et autres, selon le joli mot de Paul Claudel(7). À une élévation (instituere vient de stare, être debout) succède un marquage, l’imposition d’un signe (insignare).
À cette lecture nostalgique, qui valorise le premier terme, peut s’opposer une lecture qui inscrit le second dans une dynamique, si l’on accepte le glissement, proposé par Philippe Meirieu, de professeurs des écoles à professeur d’école.
« (...) l’École institue un certain type de rapports – aussi bien avec les savoirs qu’elle enseigne qu’avec les élèves qu’elle scolarise – qui la spécifie parmi la multitude des modes de regroupement inventés par les hommes. Une classe n’est pas un groupe de personnes qui se sont choisies en raison de leurs affinités. Ce n’est pas, non plus, un ensemble de gens qui partagent les mêmes convictions idéologiques ou religieuses. Ce n’est pas une famille dont les membres sont unis par des rapports de filiation. Ce n’est pas une bande soumise à l’emprise d’un caïd, ni un plateau de télévision où le spectaculaire fait la loi. C’est un espace et un temps structurés par un projet spécifique qui allie à la fois, indissociablement, la transmission des connaissances et la formation des citoyens. (...) nous ne pouvons enseigner une discipline quelconque que si nous l’enseignons comme "discipline scolaire" c’est-à-dire parce que nous l’enseignons, non seulement dans l’École, mais "comme École" »(8).
Le « programme » du professeur d’école, selon cette lecture volontaire et optimiste, sera alors, comme en un retour aux origines fondatrices, d’instituer :
Au-delà de ce parcours historique, une autre manière d’envisager l’évolution soulignée est de s’intéresser aux gestes professionnels mis en œuvre par les uns puis les autres, de s’attacher au « travail enseignant au quotidien »(11). Ce dernier peut être analysé selon la double entrée du travail comme activité et du travail comme statut. Dans la première entrée, l’attention est portée au déroulement de l’activité et à sa structure organisationnelle. Pour la seconde, c’est « l’identité du travailleur à la fois dans l’organisation du travail et dans l’organisation sociale »(12) qui est observée. Ce faisant, voici le tableau esquissé par Jean-François Marcel, que nous suivons :
Première période : « Nous pouvons donc caractériser le travail du maître d’école par sa dimension individuelle, il est seul dans sa classe-école. Sa classe porte la marque d’une très forte autorité à rapprocher de l’autorité du père de famille (...) Son espace de travail dépasse cette classe-école pour investir la vie sociale du village à laquelle il est tenu de fournir une contribution (...) Sa responsabilité pédagogique (ou éducative) est totalement engagée dans la réussite au certificat d’étude de ses élèves »(13)[...]
Deuxième période : Cette période se caractérise par la perte des repères stables de la période précédente : l’instituteur est contesté par les enseignants du secondaire, par les parents, par le politique même (retrait du projet de loi sur l’école privée, en 1984). « Le maître d’école était responsable de sa classe et l’assumait devant l’épreuve du certificat d’étude (...) La responsabilité de l’instituteur est (...) diluée (...) : au niveau général de l’école primaire d’abord puisqu’elle ne sert qu’à préparer au collège (...) et au niveau individuel ensuite puisqu’il n’a plus en charge qu’une année scolaire » sur les cinq du cursus primaire. En revanche, « l’espace est cloisonné en autant de classes », ce qui fait que « la dimension individuelle est fortement préservée », et « limité à la classe (...). La mission a laissé place à la fonction »(14) [...]
Troisième période : Elle se caractérise par une volonté de « revalorisation » du métier, que veut signifier l’appellation de professeur des écoles. « La création d’un nouveau statut accompagné par une transformation du niveau de recrutement et de la formation initiale et l’unification avec les enseignants du secondaire va déboucher sur la définition d’un espace-temps extrêmement strict. L’exercice professionnel n’est plus individuel, les partenariats se développent (...), les relations avec les parents d’élèves sont codifiées et l’équipe pédagogique est instituée »(15).
D’après Jean-François Marcel,
« De l’évolution socio-historique du travail de l’enseignant du primaire »,
in Les Sciences de l'éducation : pour l’ère nouvelle,
vol. 38, n° 4, 2005.
Le travail enseignant | Indicateurs | Le travail du maître d’école | Le travail de l’instituteur | Le travail du professeur des écoles |
le travail comme statut : l’identité au travail dans l’organisation sociale | les finalités de l’école primaire | préparer à la vie active | préparer au collège | assurer la réussite du plus grand nombre d’élèves |
modalités de ces finalités | l’obtention du Certificat d’Études Primaires | l’entrée en 6ème de « tous » les élèves | une marge d’autonomie : le projet d’école | |
le statut | rémunéré par l’État (à partir de 1889) | fonctionnaire de catégorie B | fonctionnaire de catégorie A | |
l’enseignant dans la cité | personnalité du village | militantisme au sein d’un espace corporatiste et à la direction des colonies de vacances | professionnel de l’école, partenaire potentiel de dispositifs comme les Contrats de ville | |
les relations avec les parents d’élèves | initiées par le maître d’école | contestation de l’instituteur par les parents | les parents sont des partenaires | |
la distinction espace professionnel/espace privé | faible : l’appartement de fonction au-dessus de la classe | intermédiaire : les appartements de fonction situés à côté de l’école puis désertés | stricte : plus d’appartement de fonction | |
la figure dominante de l’enseignant du primaire | le père de famille | l’animateur | le professionnel | |
le travail comme statut : l’identité au travail dans l’organisation du travail | la formation | école normale | école normale | IUFM |
niveau de recrutement | après le brevet élémentaire puis le BEPC (1948) | après le baccalauréat | après la licence | |
les relations au sein du corps professionnel (avec les enseignants du secondaire) | pas de relations : « métiers » différents | rivalités, conflits : la « bataille » du collège | cohabitation, métiers « unifiés » | |
le syndicalisme | naissant : création du SNI (1920) puis de la FEN (1947) | très puissant : la FEN et la « forteresse »enseignante | en déclin : émergence de « coordinations » lors des mouvements sociaux | |
la hiérarchie | les inspecteurs primaires | les Inspecteurs Départementaux de l’Éducation nationale (IDEN, à partir de 1969) | les Inspecteurs de l’Éducation nationale (IEN, à partir de 1990) | |
le travail comme activité : structure organisationnelle de l’activité | le temps professionnel | 30 heures non circonscrit |
27 heures + bénévolat militant | 26 + 1 heure strict |
la polyvalence | nécessaire, allant de soi | revendiquée, vecteur identitaire | relative | |
la responsabilité éducative | totale | diluée | collective (conseil de cycle) | |
la répartition des élèves | classes uniques non mixtes | cours mixtes | cycles d’apprentissage | |
l’organisationde l’espace de l’école | peu de distinction école / classe | le groupe scolaire : espace analytique | des espaces communs : BCD, salle informatique | |
l’espace de la classe | estrade tableau noir |
plus d’estrade tableau vert |
tableau blanc | |
la collaboration professionnelle | individuel (isolement) | individuel (collaboration minimale) | collectif (les conseils) partenariat (parents, RASED, etc.) |
|
le travail comme activité : déroulement de l’activité | le statut de l’élève | indifférencié (la blouse) | l’élève-acteur | l’élève au centre du système |
la dominante pédagogique | la discipline : les leçons de morale | la créativité : le texte libre | la différenciation pédagogique : les groupes de besoin | |
les activités pédagogiques | les leçons | les activités d’éveil | les pratiques d’évaluation | |
les modalités pédagogiques | modalités magistro-centrées | le travail de groupe | les demi-classes les décloisonnements |
|
le matériel pédagogique | les planches murales Deyrolle les porte-plume, les encriers |
le projecteur à diapositives le duplicateur à alcool |
la photocopieuse |
Les Instituts Universitaires de Formation des Maîtres (IUFM), annoncés par la Loi d’orientation de 1989, ont ouvert à la rentrée 1991. Il s’agit de « créer une nouvelle dynamique de la formation des maîtres »(17) et, en particulier, « de développer une culture professionnelle, caractérisée par la maîtrise de compétences susceptibles de délimiter les contours d’une « professionnalité globale » et « commune » aux différents groupes d’enseignants »(18).
Les trois pôles de connaissances définis lors de la création des IUFM et dessinant cette « professionnalité globale » sont :
Cette professionnalité « nouvelle » se construit sur la base de « compétences professionnelles à acquérir ». Citer ces dernières, telles qu’elles apparaissent dans le plan du rapport de Daniel Bancel, semble intéressant dans la mesure où le référentiel du professeur des écoles actuellement en vigueur en reste imprégné(20) :
1. Organiser un plan d’action pédagogique,
2. Préparer et mettre en œuvre une situation d’apprentissage,
3. Réguler le déroulement d’une situation d’apprentissage et l’évaluer,
4. Gérer les phénomènes relationnels,
5. Fournir une aide méthodologique aux élèves dans leur travail personnel,
6. Favoriser l’émergence de projets professionnels positifs,
7. Travailler avec des partenaires.
Ce mouvement de professionnalisation se comprend donc dans le double contexte de la responsabilisation des acteurs dans le cadre d’une décentralisation qui impute à chacun la responsabilité de ses actes professionnels et de la revendication d’une autonomie de chacun face à l’échelon hiérarchique immédiatement supérieur, double mouvement qui s’auto-alimente sans qu’il soit possible de déterminer lequel, de l’impulsion « par le haut » ou de l’utilisation de ses marges de manœuvre « par le bas », est premier(21). Toujours est-il qu’il détermine l’espace de liberté dont chacun dispose dans sa pratique professionnelle, qui permet de faire classe – malgré tout...
Pascal Ourghanlian
Septembre 2006
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(1) Dans les pages qui suivent, il sera souvent fait allusion à l’« Institution ». Je prends ce terme selon l’acception proposée par Henri Mendras in F. Petit, Introduction à la psychosociologie des organisations, 1989, Dunod, p. 28 : « Ensemble de normes qui s’appliquent dans un système social et qui définissent dans ce système ce qui est légitime et ce qui ne l’est pas », telle que retravaillée par François Dubet dans Le Déclin de l’institution, Seuil, 2002, selon la notion de « programme institutionnel » ainsi défini : « Le programme institutionnel ne désigne ni un type d’organisation ni un type de culture, mais un mode de socialisation ou, pour être plus précis, un type de relation à autrui », p. 13.
(2) Voir le Trésor informatisé de la Langue française, CNRS, 2005, article « Instituteur ».
(3) In Le Moniteur universel n° 99 du 29 novembre 1789.
(4) Voir Le Sagouin de François Mauriac : « (...) instituteur, de institutor, celui qui établit, celui qui instruit, celui qui institue l’humanité dans l’homme », 1951.
(5) « Des instituteurs, il y en avait eu avant : si l’école inventée par Charlemagne n’a qu’un lointain rapport avec celle du XIXème, les institutions fondées par la Réforme et la Contre-Réforme aux XVIème et XVIIème siècles en sont les ancêtres directs. Cependant, l’originalité de la loi Guizot votée en 1833 est de créer un grand service public de l’instruction primaire, avec un corps d’instituteurs communaux et une inspection (...) La France enfante dans la douleur un système administratif et pédagogique qui dure encore : l’école publique. (...) 1882, date de la loi sur la laïcisation et l’obligation, clôt cette période initiatique de l’instruction primaire dispensée par l’État ». F. Reboul-Scherrer, La vie quotidienne des premiers instituteurs, 1833-1882, Hachette, 1989, p. 3.
(6) Décret n° 90-680 du 01/08/1990 « relatif au statut particulier des professeurs des écoles ».
(7) Paul Claudel, Traité de la Co-naissance au monde et de soi-même, 1907.
(8) Philippe Meirieu, Lettre à un jeune professeur, ESF, 2005, p. 66.
(9) Par analogie avec l’album d’Agnès Desarthe et Claude Ponti, Petit Prince Pouf, L’École des Loisirs, 2002, pp. 28-29 et p. 46 – petit album de lecture indispensable, comme métaphore de l’acte d’éduquer/enseigner, dans lequel, après les deux seules leçons de sa princière éducation, sur ce qui est pareil (« un chat est un chat ») et ce qui est différent (« un et un font deux »), Pouf se montrera capable d’être un roi sage et où son précepteur aura le bonheur de se dire : « il s’en sortira très bien sans moi » (p. 69)...
(10) Philippe Meirieu, op. cit., p. 73.
(11) Voir l’analyse particulièrement intéressante de Jean-François Marcel, « De l’évolution socio-historique du travail de l’enseignant du primaire » in Les Sciences de l’éducation – Pour l’ère nouvelle, vol. 38, n° 4, 2005, pp. 31-57, dont, pour l’essentiel, je reprends les conclusions.
(12) M. Tardif et C. Lessard, Le travail enseignant au quotidien, Laval, Presses de l’université, 1999.
(13) Art. cit., pp. 38-39 ; c’est moi qui souligne. Les titres des sous-parties accompagnant la démonstration de l’auteur sont les suivants : « De Guizot à Ferry : la mise en place d’un "état éducateur" ; La juxtaposition du primaire et du secondaire ; L’organisation de l’espace scolaire du primaire ; Le modèle du père de famille ».
(14) Art. cit., pp. 43-44. En regard, les sous-parties portent les titres suivants : « L’unification du système éducatif ; L’opposition primaire/secondaire ; De la classe unique au groupe scolaire ; La figure de l’animateur ».
(15) Art. cit., p. 49 : Avec pour titres de sous-parties : « De l’émergence du local à la loi d’orientation de 1989 ; L’unification du statut des enseignants ; La professionnalisation de l’enseignant du primaire ; l’institutionnalisation du partenariat ; L’institutionnalisation de l’équipe pédagogique ; La transformation de l’espace scolaire ».
(16) Cette
thématique a été largement explorée par
Philippe Perrenoud, dont les travaux sont facilement accessibles sur
le site de l’université de Genève.
Citons comme éléments des trois temps de sa démonstration :
1. « Du soutien pédagogique à
une vraie différenciation de l’enseignement :
évolution ou rupture ? », 1991 ;
2. « Savoir réfléchir sur
sa pratique, objectif central de la formation des enseignants ? »,
1998 ; « Construire un référentiel de
compétences pour guider une formation professionnelle », 2001 ;
3. « Mettre la pratique réflexive
au centre du projet de formation », 2001 ; « Adosser
la pratique réflexive aux sciences sociales, condition de la
professionnalisation », 2002.
(17) Rapport du Recteur D. Bancel, Créer une nouvelle dynamique de la formation des maîtres, 1989.
(18) H. Peyronie, Instituteurs : des maîtres au professeurs d’école, PUF, 1998, p. 25.
(19) Rapport cité, p. 3.
(20)
« Référentiel de compétences et
capacités caractéristiques d’un professeur des
écoles », annexe à la note de service n° 94-271,
BO n° 45 du 8 décembre 1994. Voir le point 4.5.
Les autres textes concernant la formation sont :
• la circulaire 2001-150 du 27 juillet 2001, « Accompagnement
de l’entrée dans le métier et formation continue
des enseignants des 1er et 2nd degrés
et des personnels d’éducation et d’orientation »,
• la circulaire 2002-070 du 4 avril 2002, « Principes
et modalités d’organisation de la deuxième année
de formation des enseignants et conseillers principaux d’éducation
stagiaires ».
(21) Voir l’analyse, comme souvent très fine, de Philippe Perrenoud dans « L’ambiguïté des savoirs et du rapport au savoir dans le métier d’enseignant », 1994, repris dans P. Perrenoud, Enseigner : agir dans l’urgence, décider dans l’incertitude. Savoirs et compétences dans un métier complexe, 1996 [2e éd. 1999, chapitre 6, pp. 129-159].
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