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Faire la classe – Gérer la classe
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Un texte de Daniel Calin
 

La question de la motivation est une question très rebattue en pédagogie. Même les idéologues allergiques au seul mot de « pédagogie » s’inquiètent des motivations des élèves et proposent leur propre approche de cette problématique, en général organisée autour du culte de l’effort. Cette question fait l’objet d’une littérature pédagogique, à vrai dire étonnamment peu abondante, généralement de second plan, qui semble ressasser indéfiniment les mêmes recettes, mais dont le relatif succès ne se dément pourtant pas.

On comprend que la question taraude les jeunes enseignants, en particulier mal assurés de leur pouvoir d’entraînement sur leurs élèves, ou de leur capacité à exercer l’autorité faute de pouvoir jouer de leur charisme... Pourtant, le concept même de motivation est en lui-même très mal assuré, tout du moins sous la forme qu’il prend lorsqu’on se donne pour objectif de la susciter, de l’éveiller, ou pire : de l’éduquer. En effet, sous une vague allure psychologique, ce terme relève en réalité, dans la plupart de ses usages, du domaine de la psychologie sociale. Il ne considère pas le sujet psychique en lui-même, mais un sujet inscrit dans une situation sociale, confronté à des tâches qui lui sont imposées par cette situation, scolaire pour les enfants ou professionnelle pour les adultes. Toutefois, dans ce cadre, le terme renvoie bien à l’appel à l’affectivité de ce sujet contraint pour soutenir sa relation à cette tâche. Dès que l’on utilise le terme « motivation », on accepte de s’inscrire dans cette logique situationnelle et relationnelle, dans laquelle il s’agit toujours au fond d’appâter le client pour l’amener à bien effectuer le travail que l’on attend de lui. C’est pourquoi la littérature sur la question est d’inspiration essentiellement psychosociale, quand ce n’est pas comportementaliste. C’est pourquoi aussi elle est toujours si décevante, par ses broderies autour des mêmes vieilles recettes « rusées », qui ne fonctionnent jamais pour les enseignants qui vont y chercher LA solution à leurs difficultés, tant elles reposent au fond, sans jamais le dire, sur un art de l’illusionnisme, ou de la manipulation, lesquels s’apprennent difficilement car ils supposent des « qualités » psychiques aussi particulières que moralement douteuses.

Avant de tenter malgré tout d’aborder la problématique pédagogique appelée par cette question, il faut d’abord rappeler que la motivation des enfants pour les apprentissages scolaires n’est pas que l’affaire des enseignants, mais qu’elle est au contraire d’abord celle des familles. Rappel utile, non pas pour décharger les enseignants de toute responsabilité en ce domaine, mais pour faire barrage d’emblée aux fantasmes de toute-puissance que l’on voit trop bien à l’œuvre, justement, dans la littérature sur la pédagogie de la motivation. Certains enfants entrent à l’école avec une motivation insubmersible, qu’aucune maladresse pédagogique ne parviendra jamais à déstabiliser. On peut même affirmer que certains enfants sont prédestinés, littéralement, à la réussite scolaire, tant leur propre naissance s’organise dans l’esprit de leurs parents autour de cette volonté. Qu’on ne s’y trompe pas, cela ne concerne pas seulement les « héritiers », les enfants de milieux culturellement privilégiés, dont les parents n’envisagent même pas que leurs descendants puissent ne pas suivre leurs voies. On trouve aussi, plus fréquemment qu’on ne le pense, de telles destinées à l’autre extrémité des hiérarchies sociales, chez des enfants de migrants analphabètes, mais dont la décision d’émigrer s’est parfois organisée précisément autour du désir d’offrir à leurs enfants l’école dont ils n’avaient pas eux-mêmes bénéficié. Alors, mêmes les pires souffrances de l’immigration prennent sens à travers cet investissement massif de la scolarisation des enfants, leur réussite suffisant à compenser et justifier tous les malheurs vécus(1). Un enseignant ne devrait jamais perdre de vue qu’il n’est pour rien dans la motivation de ses élèves les plus motivés. Et que cela est dans le cours normal des choses, à savoir ce ressort anthropologique essentiel qui soude les enfants à leurs lignées, « pour le meilleur comme pour le pire ».

On trouve des déterminants familiaux dans l’autre sens. Certaines familles élèvent leurs enfants contre l’école. Cela a été longtemps le cas dans certains milieux populaires et/ou certaines régions en France, de façon très importante. C’était devenu résiduel à partir des années 1970. Le phénomène est probablement en train de remonter depuis une dizaine d’années, en lien avec ce qu’il est convenu d’appeler la montée des communautarismes, laquelle recouvre essentiellement la flambée des intégrismes religieux. Ce sont les « enfants du voyage », selon la jolie formule adoptée par les textes réglementaires(2) de l’Éducation nationale ces dernières années, qui sont le plus traditionnellement et surtout le plus systématiquement concernés par ces attitudes familiales. Aux yeux des différents groupes tziganes(3), même lorsqu’ils sont français de longue date(4), l’école française est l’école des gadjé, l’école des autres, les « paysans », les habitants sédentaires du pays. Les enfants ne sont envoyés à l’école que sous la contrainte de l’obligation scolaire(5). Dans ces conditions, pour eux, réussir serait trahir les leurs. « Motiver » de tels élèves relève évidemment de l’exploit personnel. Les témoignages des rares enseignants qui ont une expérience positive de ce public indiquent tous la même clef : pour « motiver » ces enfants, il faut aller vers leurs familles, les rencontrer, les convaincre de l’intérêt des apprentissages scolaires pour leurs enfants, faire alliance avec ces familles, et particulièrement avec les détenteurs de l’autorité dans ces familles ou ces clans. Autrement dit, la solution n’est pas pédagogique, mais, à son niveau, politique et diplomatique. Elle se négocie entre l’école et le clan, d’institution à institution. Même si cela ne fait pas en principe partie des tâches des enseignants, personne ne remplira à leur place cette fonction.

Il faudrait probablement adopter la même logique vis-à-vis des groupes, plus informels, qui s’enfoncent ces dernières années dans des communautarismes paranoïdes. Depuis trente ans, les ministères successifs ont pensé résoudre les problèmes des enfants de migrants en développant un enseignement en « langues et cultures d’origine », donné par des enseignants des pays d’origine, en accord avec les gouvernements des pays d’origine. Même si des nécessités très diplomatiques font qu’on ne dispose à ce jour d’aucune évaluation sérieuse de ces dispositifs, le moins que l’on puisse dire est que leur bilan est « mitigé ». Le parachutage bureaucratique de dispositifs ne peut certainement pas se substituer au travail de liaison entre les équipes des écoles concernées et les familles auxquelles elles ont affaire. D’autant moins lorsque ces dispositifs conduisent à introduire entre l’école et les familles des éléments pour le coup réellement étrangers ! Là encore, les équipes confrontées à ce type de problèmes n’ont d’autres solutions que d’entrer dans des négociations avec les familles et les « autorités » qui les influencent. Solution politique, là encore, à ce niveau très concret. Au fond, cela n’a rien de neuf. C’est plutôt un retour aux sources de l’école républicaine, au temps où les instituteurs et institutrices s’intégraient aux communautés rurales dans lesquelles ils travaillaient, en particulier, très classiquement, en assurant le secrétariat de la mairie.

Nouvelle conclusion : un enseignant ne devrait jamais perdre de vue qu’il ne peut guère, sauf circonstances très particulières(6), « motiver » ses élèves contre les aspirations de leur milieu familial. Cela ne concerne pas seulement les situations extrêmes que nous venons d’aborder rapidement. Nombre de familles, sans être par principe clairement opposées à l’école, parfois bien au contraire, ont un rapport tourmenté avec l’école, en fonction de leur propre histoire, le plus souvent. Avec toutes ces familles, une part essentielle du travail de motivation des élèves est à faire en direction des familles. Expliquer les finalités de l’école, inlassablement, communiquer positivement avec les familles, et pas seulement les « convoquer » en cas de problèmes, passer alliance avec elles autour des suivis scolaires demandés ou des activités périscolaires souhaitables, voilà une partie souvent déterminante de la « pédagogie de la motivation » !

Lever les hypothèques familiales sur les relations de l’enfant à l’école ne suffit évidemment pas toujours à résoudre tous les problèmes d’inappétence scolaire des enfants. On rencontre d’ailleurs parfois de trop parfaites alliances entre l’école et la famille, ce qui coince l’enfant rebelle à la scolarisation dans des conditions qui finissent pas frôler la maltraitance, ou qui, en tous cas, ne peuvent que contribuer à entretenir chez lui une rébellion désespérée, silencieuse ou bruyante selon les cas(7). Pour se préserver de ce genre d’acharnements dangereux, la première chose à faire est probablement, comme souvent, de « comprendre ». Au sens fort, comprendre avec empathie, comprendre qu’un enfant de 6 ans ou de 10 ans ait plus d’appétence pour battre la campagne ou taper dans un ballon ou rêvasser au spectacle du monde que pour s’appliquer à des lignes d’écriture ou des colonnes de chiffres. Or les professeurs des écoles, qui ont généralement été de bons élèves, heureux à l’école, pour des raisons évidentes de choix et de sélection professionnels, ont le plus souvent le plus grand mal à comprendre qu’un enfant puisse ne pas aimer « spontanément » l’école. Cette difficulté fait partie du problème. On voit mal comment une communication efficace pourrait s’établir sur la base d’une incompréhension aussi radicale. Un professeur des écoles, qui va passer sa vie à travailler avec les enfants, doit à l’évidence s’efforcer avant tout de comprendre l’enfance, de retrouver en lui les échos de sa propre enfance, dans leur probable complexité. Il ne pourra pas travailler efficacement en travaillant uniquement contre l’enfance de ses élèves(8). Le métier exige de l’empathie pour des élèves qui ne sont d’emblée « bons ». Une fois que l’enseignant a réglé ses propres problèmes internes, les choses ici sont relativement simples. Il s’agit surtout de faire savoir à l’élève qu’on le comprend, qu’on comprend ses envies de gambades ou de rêveries, même si l’on insiste pour qu’il se penche sur ses travaux d’école, dont rien ne pourra jamais faire des gambades ou des rêveries. Cela se parle, tout simplement. La relation pédagogique est une relation de personne à personne. Si elle est hiérarchisée par les cadres institutionnels et le savoir à transmettre, elle doit aussi savoir se faire, au besoin, « horizontale », pour autoriser les tensions induites par sa « verticalité » à se dépenser. Après tout, en famille, un père n’est jamais trop exigeant tant qu’il reste capable de jouer avec ses enfants, et de jouer vraiment, avec eux, à leur hauteur.

Le dernier aspect réellement important de la problématique de la « motivation » des élèves se joue dans la façon dont le maître organise leur confrontation aux tâches scolaires. La condition la plus fondamentale à respecter, mais probablement la plus difficile à prendre en compte, est la nécessité de ne jamais donner à ses élèves que des tâches qu’ils peuvent accomplir. Il s’agit ici, non de « motiver » ses élèves, mais seulement d’éviter de les démotiver, ce qui peut sembler aller de soi. En réalité, il suffit de faire ce que font d’ordinaire les enseignants, à savoir ce qu’on leur demande de faire(9), c’est-à-dire « suivre les programmes », pour se trouver très loin de satisfaire à cette condition pourtant basique de la « motivation » des élèves. Satisfaire à cette condition exigerait que l’on se donne la peine de vérifier, pour chacun de ses élèves, qu’il dispose bien des savoirs et savoir-faire nécessaires à chacune des tâches qu’on lui donne et/ou des aides indispensables pour qu’il puisse les mener à bien. Il s’agit de s’efforcer au mieux d’enseigner dans ce que Vygotski a nommé la « zone proximale de développement », cette zone dans laquelle l’élève ne peut pas encore faire seul, mais dans laquelle il peut faire avec une aide, et dont il fait la condition de possibilité de tout apprentissage.

Cela nous conduit à une règle complémentaire, également évidente a priori, qui est d’éviter au mieux d’ennuyer ses élèves. Cela suppose qu’on prenne la peine de vérifier qu’ils ne savent pas déjà parfaitement faire ce qu’on s’imagine devoir leur apprendre. Si au-delà de la zone proximale de développement l’élève ne peut plus apprendre, en deçà, il sait déjà, et n’a donc plus rien à apprendre. Il est vrai que certains élèves se complaisent à réaliser des tâches répétitives qu’ils dominent parfaitement, mais cela ne devrait relever que de la psychopathologie scolaire. Là encore, un enseignement frontal ordonné par les programmes est ravageur, comme le montrent bien les multiples exemples d’élèves fortement intelligents qui finissent par se retrouver paradoxalement en difficulté scolaire. Paradoxe tout apparent : il faut être bien solide pour supporter pendant des années l’ennui scolaire...

L’art de motiver ses élèves nous semble donc relever avant tout d’une régulation rigoureuse des tâches qu’on leur propose, afin d’éviter d’abord de les désespérer ou de les ennuyer. Peu de mystères, ici, mais un effort méthodique et authentique de différenciation pédagogique(10). Si cela est assuré, on n’aura peut-être pas une classe enthousiaste, mais on aura au moins une classe où chacun a réellement la possibilité d’apprendre quelque chose. C’est déjà beaucoup, et c’est hélas beaucoup plus rare qu’on ne veut bien le croire, par inattention ou par paresse. Une classe doit rendre possible des acquisitions pour chacun. C’est un lieu d’études, pas un lieu festif. Non seulement l’étude ne suppose pas une motivation enthousiaste, mais elle n’est guère compatible avec l’enthousiasme, ni avec aucune forme d’affectivité débordante. C’est une erreur de croire que la puissance de la motivation est toujours un facteur de réussite. On peut raisonnablement soutenir à l’inverse que nombre d’enfants échouent du fait de leur trop grande « motivation », de leur désir envahissant d’apprendre. L’étude suppose calme et patience, ce qui ne s’accorde guère avec les émotions exacerbées des enthousiastes. Elle suppose plus un « fond de motivation » qu’une forte motivation actuelle. C’est pourquoi les enracinements familiaux de l’appétence scolaire sont d’une efficacité incomparable : ils permettent aux affects de n’intervenir qu’en arrière-plan, laissant ainsi au premier plan l’espace psychique apaisé nécessaire à l’activité de la pensée.

Restent les jeux complexes de la « relation pédagogique », ou plutôt, plus simplement, de la relation du maître à chacun des enfants de sa classe. Comme on l’a vu au début de cette réflexion, incontestablement, certains maîtres « portent » leur classe. C’est affaire d’ingrédients variés, à dosages complexes. Il importe que le maître ait confiance dans les possibilités de ses élèves, et le leur fasse sentir ou savoir, à chacun. Ce qui est très lié à la confiance que le maître a en lui, comme personne et comme enseignant. Il importe aussi que le maître aime savoir, aime son savoir, préserve en lui l’émerveillement de savoir et de comprendre, afin de pouvoir le communiquer sur un mode qui ne soit pas d’emblée grisâtre à périr. Il importe, plus largement, que le maître à la fois donne envie de se rapprocher de lui et qu’il rende pensable ce rapprochement. Il importe donc qu’il sache tendre des ponts entre l’enfance et l’âge adulte qu’il incarne. Tout cela engage si profondément la personnalité de l’enseignant qu’il n’y a guère sens à donner ici des recettes. À chacun d’apprendre à manier au mieux ses propres épices. En sachant de plus que, quoi qu’il arrive, on n’enseignera pas efficacement de la même façon à vingt-cinq ans et à cinquante-cinq, tout simplement parce qu’on ne sera, de toutes façons, plus vraiment la même personne. Et que nos propres motivations auront entre temps bien changé !

Daniel Calin
Septembre 2006


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Propositions bibliographiques


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Notes

(1) Voir le beau livre autobiographique d’Azouz Begag, Le gone du chaâba (Le Seuil, 1986), et la destinée gouvernementale de son auteur !

(2) Voir : http://daniel.calin.free.fr/textoff/enfants_du_voyage_2002.html

(3) Roms, Manouches, Gitans et Yéniches.

(4) Il y aurait environ 300 000 tziganes de nationalité française.

(5) La situation évolue progressivement. Les nécessités ordinaires de la vie en France font que l’école primaire, en charge des savoir-faire fondamentaux, est de mieux en mieux acceptée. En collège, la situation reste généralement très difficile.

(6) Il est parfois possible de travailler avec un enfant « contre » sa famille lorsque l’enfant lui-même perçoit sa famille comme nocive ou maltraitance. Encore est-ce souvent très complexe, du fait, bien connu des spécialistes, de l’attachement paradoxal de l’enfant maltraité ou mal-aimé à sa famille.

(7) La tendance montante actuelle à médicaliser à outrance les difficultés scolaires des enfants est en train de faire monter en flèche ce type de situations.

(8) Voir, dans le point 6.1.2, la partie intitulée Éduquer contre la nature ou éducation naturelle ?

(9) Nuançons : on leur demande aussi depuis une ou deux décennies de « différencier » leur pratiques en fonction des élèves. Mais en persistant à exiger d’eux qu’ils amènent au bout du compte tous les enfants au même niveau. C’est ce que l’on nomme dans la théorie de la communication le double bind, la double contrainte, qui consiste à imposer en même temps deux exigences inconciliables. Les anti-psychiatres Laing et Cooper y voyaient la source de la schizophrénie.

(10) Voir le point 7.1.5.


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