Chronique 22
L’enfant fou (suite)
Un texte de M. Barthélémy
J’ai retrouvé Djamil aujourd’hui (voir la chronique 10). Large sourire, main droite tendue, « Bonjour, Monsieur Barthélémy ». Je l’ai vu une demi-douzaine de fois, l’ai eu au téléphone à deux reprises, c’est comme si nous nous connaissions de toujours, lui sans réserve, moi sans crainte, comme si nous étions d’un même lieu, d’un même pays. Je ne suis pas fou – enfin, aucun diagnostic tel n’a été posé à mon endroit ; lui est gravement psychotique, bascule peu à peu, semble-t-il, vers la schizophrénie.
Il sait que, lorsque la salle de classe sert de lieu de réunion à l’équipe de suivi, je suis là pour parler de lui, de son projet, de ses envies, avec tous ceux qui l’accompagnent au quotidien : sa mère, d’abord, qui dit sa lassitude puis repart au combat, ses soignants, ensuite, qui s’inquiètent de cet Autre à qui Djamil semble parler tout le temps où il est à l’hôpital de jour, son enseignante, enfin, un miracle fait enseignante plutôt, qui accueille sa folie, l’aide à en sortir le temps du collège, pour apprendre et avancer.
Durant plus d’une heure de réunion, Djamil va dompter son grand corps dégingandé, le rappeler à l’ordre, lui dire de ne pas prendre le dessus. Ses yeux, ses oreilles, son sourire, tout chez lui écoute ce qu’on dit de lui. Il approuve aux compliments, ses yeux cherchent les nuages aux reproches. Complètement présent. Pour une fois, totalement habité par lui-même, et seulement par lui-même. Sans un instant d’inattention.
Ses progrès sont impressionnants. Il accepte d’aller dans la cour durant les récréations, se met enfin à dessiner pour écrire le livre de sa vie quand il n’est pas au collège, afin que les autres sachent, dit des gros mots en pouffant d’avoir osé. En milieu « ordinaire », il se conforme à l’ordinaire, il se « normalise ». À l’hôpital de jour, il redevient fou, il se conforme à la folie.
L’idée ? Augmenter le temps de présence à l’UPI. Faire avec lui le pari de la normalité. Être plus souvent face au normal plutôt qu’au pathologique. Pas pour augmenter le temps dévolu aux apprentissages (il est nettement plus performant que ses camarades), mais pour combler un peu cette dizaine d’années sans école où il n’a pas appris à dire « pipi caca », ni à se cacher dans les coins-jeux, ni à partager la recette du gâteau au yaourt – tout ce temps hors de l’école, comme hors-je.
Djamil, parmi quelques autres, m’apprend mon métier. Pas mon métier d’enseignant référent. Mon métier d’homme. Il me donne, comme d’autres, une illustration de ce que pourrait être « une poétique de la relation », comme diraient Glissant et Chamoiseau. Une poétique, aux deux sens du mot : ce qui se fabrique, au plus proche de l’étymologie ; ce qui embellit le monde.
Entrer en relation avec Djamil, c’est « au petit point », ça se tricote, ça se bricole. Et ça enjolive la vie. Qui en a bien besoin.
M. Barthélémy
03 février 2009
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