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Un texte de Laurent Carle
Psychologue scolaire




Après avoir lu sur ce site l’article intitulé RASED et dys-scolies (I), la maman d’une fillette présentant une « suspicion de dyspraxie visuo-spatiale mais non encore diagnosti­quée » a écrit à Laurent Carle pour lui demander « quelques conseils ».

Voici sa réponse :




Je comprends votre dépit et votre désarroi, d’autant mieux que l’information dont disposent les parents – et les professeurs – à propos de l’apprentissage de la lecture est peu pertinente et souvent trompeuse. Il n’y a pas de bonne méthode de lecture. Aucune méthode n’apprend à lire. Aucune ne « marche ». Les manuels d’enseignement, dits méthodes de lecture, « syllabiques, phonétiques, alphabétiques, semi-globales, mixtes... », vendus dans le commerce servent à enseigner le déchiffrement, la syllabation si vous préférez, non la lecture. Elles enseignent des unités de langue élémentaires, atomes linguistiques vides de sens, laissant à l’élève la charge de faire leur assemblage pour reconstituer des mots. Les unités linguistiques ne sont pas des unités de lecture. Ce détour imposé à l’élève ne sollicite pas son intelligence, ce n’est pas de la lecture. Les « méthodes » ne sont pas faites pour apprendre à lire, mais pour rapporter des bénéfices à ceux qui les vendent et offrir la sécurité didactique aux professeurs de « lecture ». Lire, c’est penser avec les yeux, en silence. Les lecteurs ne parlent pas, ils pensent. Aucune méthode ne l’apprend, ni ne le dit. C’est un abus de confiance.

Quel est l’âge de votre fille, sa classe ? Racontez-moi comment elle s’y prend pour lire et comment vous l’avez faite lire jusqu’ici. Si vous avez procédé comme l’indique la méthode du manuel – quelle qu’elle soit –, lire est très difficile, voire impossible.

On apprend à lire en lisant. Montrez à votre fille comment vous faites :

  1. quand vous lisez avec les yeux,
  2. quand vous lisez à haute voix après avoir fait une première connaissance du texte avec les yeux.

Quand vous lisez à haute voix, vous faites une relecture.

Rappelez-vous ! Quand elle avait un an, elle ne savait pas parler et, pourtant, vous lui parliez, vous lui parliez sans lui enseigner les sons du français. Elle ne connaissait aucun son et, pourtant, vous ne lui faisiez pas des leçons de sons. A vous écouter parler seulement, elle a appris à parler naturellement. Si vous lui aviez parlé en portugais, elle aurait appris le portugais. Faites de même pour l’aider à apprendre à lire, lisez. Si elle a pu apprendre à parler malgré sa « dyspraxie », elle peut apprendre à lire.

Les maîtres spécialistes du CP n’ont pas l’apanage de l’enseignement de la lecture, d’autant que ce qu’ils enseignent n’en est pas. Mais ils sont tenus de respecter les instructions du ministre qui imposent d’apprendre, au XXIe siècle, comme cela se faisait au XIXe, à syllaber, à déchiffrer. La lecture, la vraie, est l’affaire de tout le monde et, donc, des parents. Et vous, vous êtes libre de choisir la lecture plutôt que le b et a, ba. L’apprentissage scolaire selon la technique du b a ba, qui, selon la théorie à la base de toutes les méthodes, serait un préalable incontournable à la « compré­hension », ne sollicite ni l’intelligence, ni l’imagination. C’est un montage de réflexes pavloviens, un dressage, qui met l’intelligence en veilleuse. Il ne peut donc pas conduire à la lecture qui, elle, fonctionne obligatoirement comme une activité intellectuelle de haut niveau. La lecture n’est pas une activité comportementale animale répétitive, elle est une activité cognitive humaine innovante, une recherche-action, une découverte. Sollicitez l’intelligence et la créativité de votre fille, plutôt que sa docilité à syllaber !

L’enfant qui ne comprend pas ce qu’il lit, ne lit pas, il déchiffre. Lire, c’est comprendre. Ne la faites pas syllaber. Ne faites pas l’école à la maison. Ne la forcez pas ! Ne vous impatientez pas, ne l’engueulez pas ! Ne la culpabilisez pas ! Si elle n’aime pas « lire », ce n’est pas par paresse, c’est parce qu’elle a peur, peur de ne pas comprendre, peur de se tromper, peur de se faire punir, peur des reproches et des moqueries. On se trompe souvent quand on apprend. Elle a perdu espoir de savoir lire un jour. Elle ne sait pas que lire c’est saisir du sens et non produire des sons. Aidez-la, encouragez-la par des compliments pour qu’elle retrouve confiance en elle. Quand elle se trompe sur un mot (pas sur un son) ne lui dites pas qu’elle a fait une faute. C’est en se trompant qu’on apprend. Si elle lit « voilier » au lieu de « bateau à voile », c’est juste. Ce n’est qu’une étape dans l’acquisition de la lecture. La prochaine fois, elle lira le « bon mot ». La « bonne lecture », c’est celle qui aboutit à réaliser le projet de lecture qu’on s’est donné avant de lire. Apprendre, c’est faire quelque chose qu’on ne sait pas faire pour apprendre à le faire. Ne lui parlez plus de « dyspraxie » et interdisez à quiconque de le faire. Laissez le manuel de côté, sauf quand il faudra « réviser la leçon » du jour pour le lendemain. Lisez avec elle dans de vrais livres, livres pour la jeunesse, journaux pour enfants, recettes de cuisine ou tout autre écrit dont vous avez besoin, vous, dans la vie de tous les jours, prospectus, catalogues, programmes. On lit pour chercher l’information dont on a besoin pour vivre, pour agir, pour réfléchir, pour se documenter, pour réaliser un projet ou pour se distraire, par plaisir. Personne ne lit pour rien, par contrainte. Lire n’est pas un devoir, c’est un droit, comme se nourrir, se vêtir, se loger, voter. Quand vous lui aurez fait découvrir ces besoins – et non ces devoirs – elle comprendra enfin à quoi sert de lire et pourquoi il est utile d’apprendre, d’apprendre à lire en lisant. Ce que l’école ne fait pas.

Personne ne peut apprendre à lire à un enfant. C’est l’enfant qui s’apprend, mais pas seul. Il a besoin de l’aide de quelqu’un qui sait. Oubliez les consignes du manuel. Aidez-la à lire, non à déchiffrer ! Ne lui demandez pas de chanter les syllabes. Ne lui faites pas faire le « bruit » des lettres. Ne lui faites pas décortiquer les mots en lettres ou en syllabes. Elle lira d’abord avec les yeux comme vous et vous demandera de lui souffler quand elle rencontrera un mot qu’elle ne connait ou ne reconnait pas. Ne lui faites jamais déchiffrer un mot inconnu. Ensuite elle lira à haute voix le texte qu’elle vient de lire avec les yeux. Ne l’arrêtez pas au milieu d’une phrase. Montrez-lui qu’une phrase inachevée n’a pas de sens. Une lettre, une syllabe, un mot isolé n’ont pas plus de sens à l’écrit qu’à l’oral. Ne la faites pas « lire » lettre à lettre, mot à mot. Deman­dez-lui de reconnaître les mots intégralement d’un seul regard, sans le doigt, sans la règle – les bons lecteurs lisent une phrase entière d’un seul regard. Plus on lit vite, mieux on lit (mieux on comprend). La syllabation ralentit la lecture et donc la compréhension. La syllabation empêche la lecture. Si vous lisiez le journal avec la bouche, il vous faudrait une semaine pour « lire » votre quotidien. Soufflez-lui les mots qu’elle ne connaît pas ou qu’elle a oubliés. Ne restez pas plus d’un quart d’heure sur le livre.

Quand vous vous absentez, écrivez sur un carnet un petit mot pour lui faire connaître l’occupation du moment qui vous tient éloignée, vos attentes, vos conseils, vos consignes et votre amour maternel. Laissez-lui de la place pour vous répondre, si elle le souhaite. Les pages paires pour vous, les impaires pour elle, sans obligation. Si son père y participe aussi, c’est encore mieux. Pour l’orthographe, utilisez un dictionnaire et apprenez-lui à s’en servir. Si elle vous demandait « Sur le paquet c’est écrit « poudre à lessive », qu’est-ce que c’est ? », répondez « On va chercher ensemble dans le dictionnaire ». De même pour tout terme dont le sens ou l’ortho­graphe est mal connu.

Votre fille n’est pas la seule à rencontrer des difficultés dans l’apprentissage de la lecture scolaire telle qu’on l’enseigne. C’est un enfant sur quatre qui « échoue ». Personne ne veut admettre cette triste réalité. Par ignorance ou par intérêt, le déni est général. Les corporations, le commerce, les idéologues et l’opinion publique écrivent, pensent et propagent que c’est l’écolier qui échoue, mais c’est le système d’enseignement français qui dysfonctionne. Votre fille n’est pas plus malade que les autres enfants mis en échec. La dyspraxie est une maladresse gestuelle plus ou moins durable. Ce n’est pas une pathologie. Elle n’empêche pas d’apprendre à lire. Parmi les bons lecteurs adultes, on trouve beaucoup de maladroits. Les borgnes sont aussi bons lecteurs que les bi-visuels. Les méthodes de « lecture » qui enseignent du son au lieu du sens sont de très grandes maladroites. Traditionalisme, conservatisme, culte pour les « méthodes qui ont fait leurs preuves », atomisme, synthétisme, individualisme, moralisation des conduites d’appren­tissage, culpabilisation de l’erreur et vénération pour les élèves « méritants », ceux qui « réussissent », ceux qui font tout « bien », se conjuguent en un musée des idées reçues gravées dans le marbre. A quoi sert une école qui n’encourage que ceux qui savent déjà, ne se trompent jamais et font « tout bon » ? Quand vous êtes en bonne santé, est-ce que votre médecin vous félicite et inscrit « Bien » ou « Très bien » dans votre carnet de santé ? Quand vous avez la grippe, vous punit-il et note-t-il : « Mal, devrait faire des efforts pour ne pas tomber malade » ? Les hommes politiques aux commandes depuis Jules Ferry jusqu’à nos jours n’ont pas voulu ou pas réussi à réformer cette « pédagogie » de la méritocratie. En lieu et place de toute réforme, ils ont laissé la médecine prendre en main « l’échec scolaire » et en faire une maladie. Les groupes de pression empêchent tout changement en profondeur. C’est pourquoi la modernisation de l’école s’est arrêtée à l’introduction de la photocopieuse et de l’ordinateur manipulés à l’excès par des enseignants dont les méthodes didactiques sont celles d’une époque où la machine à écrire, la lampe électrique et l’automobile n’existaient pas encore. On écrivait à la plume et on s’éclairait à la bougie. La démocratisation de l’école, l’école pour tous, ne fut jamais qu’un slogan électoral vite oublié. L’école française n’assumant pas son devoir de transmission des compétences en lecture-écriture, il revient donc à chaque parent de pallier ses carences. Sinon, ce sera la médicalisation individuelle généralisée des enfants que l’école ne sait pas éduquer et instruire. Plus on soigne, plus on suppose implicitement, sans preuves, que les causes de l’échec scolaire sont intrinsèques à l’individu et justifient des « prises en charge » individuelles, plus on légitime les méthodes qui produisent de l’échec collectif, plus on renforce la résistance de l’institution et de ses personnels au changement. En faisant plus de la même chose, on ne change rien, on ne réforme rien. Juste on fait durer, on dure.

La « dyspraxie visuo-spatiale » est un terme savant pour vous inquiéter, vous faire perdre votre esprit critique, votre liberté de pensée et s’assurer votre clientèle. Méfiez-vous des diagnostics médico-scolaires ! Retrouvez votre indépendance. Jusqu’à preuve du contraire, votre fille est « normale ». L’étiquette « dyspraxique » sur son front sera difficile à décoller et va la persuader qu’elle ne saura jamais lire si elle ne se fait pas « soigner ». Elle est en panne, a des difficultés en lecture parce que l’école ne lui a pas appris à lire, mais à déchiffrer. Les ortho­phonistes ne font pas mieux que les maîtres. Lire, c’est prendre connaissance avec les yeux d’un message écrit, c’est mettre du sens sur les mots. Il est très difficile de lire (comprendre) quand on tente de déchiffrer comme l’enseignent les méthodes. D’ailleurs, dans ce cas, déchiffrer aussi est difficile. Seuls les vrais lecteurs sont capables de déchiffrer parce qu’ils lisent d’abord, déchiffrent ensuite. Du fait de l’absence de véritable formation pédagogique, prisonniers de l’idéologie et de l’industrie du manuel de syllabation, les enseignants ont du mal à donner de bons conseils de lecture. Quand ils recevront une véritable formation pédagogique et se soustrairont collectivement, et non individuellement, à la tradition du mérite, de la récompense et de la punition, ils pourront conseiller judicieusement, comme d’authentiques éducateurs. Pour l’heure, seuls les enfants qui lisent en famille avec un vrai lecteur apprennent à lire et non à déchiffrer. En classe, où il n’est pas permis d’apprendre hors de la méthode de la maîtresse, ils font semblant d’apprendre avec.


La maman écrivait qu’elle ne savait plus « dans quel sens aller ».


Allez dans le sens du sens de l’écrit ! C’est le contenu qui importe, les « paroles », pas la « musique ». Ce n’est pas le son qui donne le sens, c’est le sens qui donne le son. Être lecteur, c’est chercher du sens dans l’écrit, être apprenti lecteur, aussi. Il n’y a pas de phase préalable qui précéderait la prise de sens. Laissez tomber le son des lettres, travaillez sur le sens des mots, des phrases ! Ne lui faites pas « lire » les lettres, les syllabes, les mots isolés ! Ba be bi bo bu, ça n’a pas de sens. D’ailleurs le recours au « code » n’est d’aucun secours pour Ca ce ci co cu, parce que, justement, le sens en est absent. La « compréhension » n’est pas un don que la syllabation fait au déchiffreur. Seul le lecteur saisit tout de suite l’anomalie quand le « code » ne marche pas – il ne marche qu’une fois sur deux –, le déchiffreur n’en sait rien. Pour comprendre l’écrit, il faut y chercher du sens directement, sans détour. Les segments de mots découpés, tronçonnés, hachés, insensés plongent l’enfant dans le désarroi et l’incompréhension. En outre, elles minimisent le poids de l’orthographe en tant qu’indicatrice de sens, quand elles ne vont pas jusqu’à l’ignorer, comme les majuscules en début de phrase, la ponctuation et les accents. C’est ainsi qu’elles forment des déchiffreurs non lecteurs qui ne comprennent pas « ce qu’ils lisent ». Comme ils ont appris à lire avec leurs oreilles, ils n’entendront pas la différence entre boite et boîte, entre voie, voit et voix. Les vrais lecteurs qui ne suivent pas la méthode, qui apprennent à lire en famille sans méthode ou malgré la méthode, lisent du sens et voient l’accent circonflexe ainsi que les lettres « muettes ». Encore faut-il que ces mots soient perçus dans un contexte qui fait sens !

Pour prendre sens, les mots ont besoin de leur contexte, la phrase. Invitez-la à dévorer les phrases des yeux ! Ouvrir les yeux, c’est ouvrir l’esprit. L’écrit n’est pas le support de l’enregis­trement de la parole. L’écrit est le langage-outil de création et de conservation de la pensée et de la langue. La lecture est du registre de l’action, pas du savoir. C’est un savoir-faire qui ne doit pas et ne peut pas être enseigné comme une « matière ». L’école, les « méthodes », les officines du « soin » scolaire, les prescriptions médicales, les mouvements de défense de l’école du passé et les bénévoles sincères de « l’aide aux devoirs », ne sont pas tenus d’appliquer les instructions du ministère. Pourtant, leurs personnels l’enseignent comme un simple réservoir des sons de l’oral. Ils sont libres de leur choix pédagogique, mais l’idéologie les tient par les oreilles pour les soumettre à la théorie dominante de la « voie indirecte » et de la « lecture » du non sens. Vous êtes libre de vos choix éducatifs et didactiques.

 

Mon article « RASED et dys-scolies » s’adresse aux psychologues et rééducateurs des réseaux d’aide, aux enseignants et aux décideurs. Voici un article sur la lecture pour les parents : La maman, la lettre et l’enfant.

De nombreux conseils dans les brochures pédagogiques publiées par l’Association Française pour la Lecture, 65 rue des Cités, 93300 Aubervilliers, tél. 01.48.11.02.30.

Suggestion : imprimez ma réponse et gardez-la à portée de main quand vous lisez avec elle.

Bon courage, je reste à votre disposition. Dites-moi ce qui a marché et ce qui n’a pas marché.

Laurent Carle
février 2013

 
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