Lettre à Hubert Montagner
Un texte de Jeannine Duval Héraudet
Monsieur Hubert Montagner,
J’ai lu avec beaucoup d’attention et d’intérêt l’article que vous nous avez adressé le jeudi 6 août 2009, intitulé Les jardins d’éveil. J’ai pu en croiser la lecture avec votre article Le président de la République et son gouvernement n’aiment pas les enfants paru dans le n°59 de juin/juillet 2009 de la revue Envie d’école et je partage vos inquiétudes.
Quatre raisons principales font que je me sens particulièrement concernée par les questions que vous soulevez.
Quelques jours après avoir lu vos deux écrits, alors que vous aviez évoqué dans Envie d’école la remise en question du congé de maternité, j’ai pu entendre aux informations d’autres remises en cause : celle de la durée du congé de paternité et celle des points de retraite liés au fait d’avoir élevé au moins trois enfants. Nous avons pu également entendre annoncer par le nouveau Ministre de l’Éducation nationale, qu’en cas de fermeture massive des écoles pour cause de « grippe A » lors de la prochaine rentrée scolaire, les cours seront diffusés par la télévision. Tout est prêt nous dit-on. On peut imaginer facilement que, « grippe A » ou pas, cette formule pourrait être utilisée en reprenant la formule d’un CNED élargi... Pourquoi ne pas supprimer quelques écoles supplémentaires, récupérer un certain nombre d’enseignants et réaliser ainsi encore plus d’économies ? Pourquoi ne pas affirmer haut et fort que, de cette manière, en cas d’exclusion croissante des élèves du système scolaire, ces élèves ne le seront pas de l’enseignement ? Il restera à ceux qui en ont les moyens financiers de prendre des répétiteurs à la maison. Au fait, les précepteurs, voilà la formule idéale de l’individualisation de l’enseignement ! Les spécialistes du zapping en classe n’auront même plus un enseignant pour tenter de capter leur attention !
En ce qui concerne l’école maternelle et les crèches, le bon sens aurait suggéré en effet, comme vous le soutenez, une amélioration de l’existant : un encadrement plus conséquent afin de réduire le nombre d’enfants par adulte et permettre une attention et une action plus individualisées auprès de chaque enfant, accompagnée d’une réflexion renouvelée sur le développement et les besoins de l’enfant. Le bon sens conduirait même à penser que cela coûterait moins cher que de créer de toutes pièces de nouvelles structures... Les « promoteurs » des jardins d’éveil voudraient-ils y accoler leur nom et passer ainsi à la postérité ? Le moteur de ce projet est-il ainsi l’ambition personnelle ? Vous démontrez avec précision que ce qui est recherché est bien plutôt de faire semblant de faire quelque chose, en l’énonçant d’une manière suffisamment floue et ambiguë pour que rien ne puisse se faire, en tous cas par l’État, tout en continuant à démolir ou à faire en sorte que l’école maternelle et les crèches disparaissent ou n’accueillent plus les enfants les plus jeunes. Il sera facile de prendre prétexte de la crise ou de la mauvaise volonté des régions. Quelques promoteurs privés auront alors le champ libre pour proposer des structures « nouvelles » à ceux qui pourront payer.
Je ne peux m’empêcher de penser que « la crise a bon dos » pour cacher la logique à l’œuvre, depuis 1972 me semble-t-il, date de la « transformation » des inspectrices d’école maternelle en IDEN ou Inspecteurs Départementaux de l’Éducation Nationale. L’objectif affiché était de « favoriser la relation entre la maternelle et l’élémentaire ». La réalité en a été que l’école maternelle a commencé à perdre son âme et sa spécificité, à se primariser de plus en plus, jusqu’au point où nous en sommes aujourd’hui, la Grande section devenant souvent, d’une manière aberrante, un CP bis, et ce au détriment de tout ce qu’il resterait à faire pour effectivement construire pour tous les enfants le sens de l’école et le plaisir des apprentissages. Lorsque j’évoquais « le début de la fin » de l’école maternelle à cette époque, tentant d’alerter les enseignants concernés, mes inquiétudes et préoccupations avaient pourtant peu d’écho !
L’été étant propice aux rangements de toutes sortes, j’ai retrouvé un article de Philippe Meirieu, article oh combien prémonitoire puisqu’il date de 1996(5) ! Il y évoque le repli sur les « apprentissages fondamentaux », l’exaltation des contenus disciplinaires au détriment de toute dimension pédagogique du métier, « l’arrivée massive d’une didactique technicienne », l’impasse sur l’éthique et sur les dimensions proprement éducatives de l’école, avec comme conséquence, entre autres, une perte de sens pour les élèves et pour les enseignants.
Je n’ai pour ma part entendu personne s’interroger sur la contradiction (apparente du moins) entre la formulation des textes de 2002 et de 2005 qui placent « l’usager au centre du travail social » et celle des textes qui concernent l’école(6). La Loi d’Orientation sur l’Éducation du 10 juillet 1989 mettait en effet « l’élève au centre des apprentissages et des préoccupations » alors que la Loi d’Orientation et de programme pour l’avenir de l’école du 23 avril 2005 y place « les savoirs » sous la forme du « socle commun des connaissances et des compétences ». S’agit-il cependant d’habillages « politiquement corrects » qui dissimulent, d’un côté comme de l’autre, la logique marchande, la réalité technocratique, puisqu’il est mis au premier plan et dans les différents champs, le mesurable, l’évaluation, qu’il y est question d’objectifs, de management, d’ingénierie, de normes, puisque dans le champ social il est question de classifier « des lots d’usagers »(7) et dans le monde scolaire « des cohortes d’élèves »...
En ce qui concerne l’école, on peut s’interroger sur l’ignorance inadmissible ou le déni délibéré de la part des décideurs de la manière dont un enfant grandit, construit et développe ses compétences, dépasse les obstacles et difficultés inévitables liées à sa rencontre avec le monde social et les apprentissages mais aussi à son histoire personnelle et familiale. On pourrait s’interroger sur leur ignorance ou le déni concernant la manière dont un enfant devient et reste élève, de la manière dont il entre et se maintient dans la dynamique des apprentissages cognitifs et sociaux, de la manière dont il donne sens à ses apprentissages et peut (même !) y trouver du plaisir.
On peut alors conclure qu’une école telle que définie par les décideurs, une école dans laquelle règne une « pédagogie bancaire » telle que dénoncée par le pédagogue brésilien Paulo Freire, sera réservée à ceux qui ont eu la chance de développer et d’entretenir ailleurs – et en particulier au sein de leur contexte familial – tout ce qui est nécessaire à un enfant pour apprendre, entrer dans la culture et se construire une place dans la société... Cette école sera-t-elle réservée à une « élite » ? Il resterait à définir ce que l’on entend par ce terme et à clarifier les critères de cette définition...
Jeannine Duval Héraudet
Saint-Gervais-sur-Roubion, le 23 août 2009
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(1) L’expression est de Ph. Meirieu : « Entre l’école des marchands et l’école des pédagogues : quelle école voulons-nous ? » Tirage à part.
(2) Titre de mon ouvrage Une difficulté si ordinaire, Les écouter pour qu’ils apprennent (2001), qui est une réécriture de ma thèse de Doctorat.
(3) Fédération Nationale des Rééducateurs de l’Éducation Nationale.
(4) Dans un débat entre Jack Lang et Alain Bentolila publié par Le Figaro Magazine en date du 21 mars 2008, Alain Bentolila réduit l’école maternelle à « livrer au Cours préparatoire des élèves ». Aux compétences, objectifs, programmes, toutes choses mesurables et « sérieuses », le même chercheur oppose des activités qu’il définit comme « périphériques », comme si celles-ci n’étaient pas des occasions d’apprentissages socio-affectifs, comportementaux, psychomoteurs et cognitifs. Une fois de plus, comme on a pu le constater de la part de l’ancien Ministre de l’Éducation nationale Xavier Darcos, un certain nombre de ceux qui dissertent sur l’école et de décideurs ont une vue réductrice de celle-ci. Ignorent-ils ce qu’il en est du développement d’un enfant de deux à six ans ? Ignorent-ils ce qu’est ou devrait être une école maternelle, y compris dans ce qui pourrait utilement être repensé et amélioré ?
(5) Les violences à l’école et le déni de pédagogie (format PDF), Le Monde, samedi 24 février 1996.
(6) Mais je n’ai peut-être pas tout lu !
(7) Dénoncé en 2007 par un rapport du Conseil Supérieur du Travail Social (CSTS).
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