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Matthias est un jeune sourd de 14 ans, arrivé au collège depuis presque deux ans. Il est scolarisé dans une classe spécialisée d’un établissement médico-social au sein d’une unité d’enseignement externalisée dans le collège. Cette classe comporte quatre ou cinq jeunes sourds de 13-15 ans. Ils sont considérés comme ayant des difficultés scolaires, et les objectifs d’apprentissages scolaires correspondent à ceux d’une classe de SEGPA (Section d’enseignement général et professionnel adapté). Les enseignements sont dispensés au sein de la classe spécialisée par des enseignants spécialisés de l’établissement spécialisé titulaires du CAPEJS (Certificat d’aptitude au professorat de l’enseignement des jeunes sourds, Ministère des affaires sociales), sur une modalité bilingue qui privilégie la langue des signes. Matthias, comme ses camarades, est toutefois scolarisé dans une classe de collège correspondant à son âge (5ème) pour les enseignements d’éducation physique et sportive et d’arts plastiques. Pour ces quatre heures de cours, les élèves sont accompagnés dans la classe par un professionnel, enseignant, de l’établissement médico-social, censé maîtriser la langue des signes et pouvoir ainsi traduire les interactions langagières pendant le cours, et qui a aussi pour fonction d’adapter les situations pédagogiques pour faciliter les apprentissages.

L’accompagnement en EPS était effectué par une enseignante « spécialisée » de l’établissement médico-social, enseignante d’EPS elle-même, forte d’une expérience de vingt-cinq ans auprès de jeunes sourds. Lors de ses premières expériences avec de jeunes sourds, la langue des signes était encore peu valorisée, et même si elle avait incontestablement progressé dans la maîtrise de cette langue, ses compétences restaient mesurées. Lorsqu’elle était en situation d’accompagnement de ces élèves sourds en classe, elle se bornait la plupart du temps à adapter (et simplifier) les discours des enseignants du collège, davantage à l’aune de ce qu’elle maîtrisait elle-même de la langue des signes qu’à l’aune des besoins des élèves.

L’anecdote suivante met bien en évidence ce que pointe un rapport (2016) de la réalité de la mise en œuvre des projets linguistiques pour les jeunes sourds, et de l’insuffisance de la maîtrise de la langue des signes dès lors que des jeunes sont dans des projets bilingues, dans toutes les nuances qu’on veut bien observer. Matthias était aussi un élève dont le comportement donnait lieu à quelques débordements, en classe et au sein du collège. Un jour, il dérogea sévèrement au règlement pendant le temps de préparation au cours d’EPS, dans les vestiaires. Cela donna lieu à un « conseil d’éducation » (qui fonctionne sur le modèle du « conseil de discipline », en présence des mêmes acteurs, élève, parents, enseignants, conseiller d’éducation, personnels médico-sociaux, principal, mais sans les sanctions réglementaires de ce dernier). Un interprète en langue des signes fut convié, afin de maximiser les échanges avec Matthias.

Dès les premières paroles énonçant les faits, et évoquant le terme « vestiaires », Matthias signifia son incompréhension de ce qui se disait. L’équipe éducative comprit assez vite qu’il ne connaissait pas le mot « vestiaires », même après deux ans de collège et d’utilisation de ces dits vestiaires. Tout simplement, parce que depuis deux ans, il n’avait pas entendu/vu en langue des signes le mot vestiaires. Depuis deux ans, des paraphrases avaient été utilisées en langue des signes (« là-bas », en désignant le bâtiment, « le bâtiment où tu te changes », etc.), sans utiliser le vocabulaire signé « vestiaires ». Deux raisons s’accumulaient pour ne pas utiliser ce mot signé : d’une part, la méconnaissance de ce mot par celle qui était censée pourtant être la spécialiste ; d’autre part l’idée, ancienne mais ancrée, que les élèves sourds, en particulier ceux qui rencontrent quelque difficulté dans les apprentissages, ne sont pas en mesure de connaître du vocabulaire « compliqué ». Ce qui a pour résultat de les priver de ce vocabulaire, dont personne n’a la certitude qu’ils ne pourront pas en faire l’acquisition, et en définitive de produire et de créer, à court et long terme, du handicap.

 
Un texte de Jean-Yves Le Capitaine
21 février 2018

 
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