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Les jeunes sourds
entre éducation spécialisée et scolarisation inclusive

 

 
Texte de Jean-Yves Le Capitaine
Chef de service à l’Institut Public La Persagotière – Nantes


Origine du texte  Texte d’une conférence donnée à l’École Supérieure de Technologie, à Essaouira (Maroc), dans le cadre d’une conférence internationale intitulée Handicap and Education : Reality & Perspectives, qui s'est déroulée les 24 et 25 mars 2014.
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Livre de Jean-Yves Le Capitaine  Jean-Yves Le Capitaine a publié Des enfants sourds à l’école ordinaire, L’Harmattan, Paris, 2004.

 

Il existe de grands contrastes lorsqu’on observe les évolutions, depuis un peu plus d’un quart de siècle, de ce que l’on nommait il y a encore peu de temps la « prise en charge » des enfants et des adolescents sourds, et plus généralement dans celle des enfants et des adolescents handicapés. D’un côté, on a des intentions politiques ambitieuses, de nouvelles représentations sociétales et de nouvelles approches conceptuelles, ou encore les revendications que peuvent avoir les personnes handicapées elles-mêmes ; et de l’autre côté, on a des évolutions extrêmement lentes, voire des immobilismes, dans les pratiques de terrain, dans les organisations et aussi dans les représentations de la surdité, des sourds et du handicap. Ces évolutions et ces immobilismes, du moins certains d’entre eux, ne sont pas propres à cette catégorie de population, celle des sourds ; on les retrouve aussi, et même parfois de façon accentuée, dans les autres catégories de handicaps. Les observations que l’on peut faire sur cette situation des jeunes sourds sont par conséquent partiellement transférables à l’observation des autres catégories.

Les concepts de « spécialisé », d’« intégration » et d’« inclusion » sont les points d’ancrage sur lesquels oscillent et se cristallisent les évolutions et les immobilismes.

 

Les évolutions

Certaines de ces évolutions sont relatives à l’approche générale de la situation des personnes en situation de handicap, d’autres sont plus spécifiques ou en tout cas prennent des formes originales en ce qui concerne les sourds.

Les approches conceptuelles : de la déficience à la participation

Il y a une évidence sociale et anthropologique : quand une personne handicapée a des difficultés dans la vie sociale, professionnelle, scolaire, difficultés à faire comme les autres, c’est « de sa faute », c’est parce qu’elle a une déficience, c’est parce qu’elle a un handicap. Si un jeune sourd a des difficultés à communiquer avec les autres, c’est parce qu’il a une déficience auditive, pas de prothèses, etc. Ce modèle d’explication qu’on peut caractériser comme bio-médical, ou défectologique, a eu cours pendant longtemps comme modèle conceptuel explicatif principal du handicap. Une cause quelconque, maladie ou autre, engendrait une déficience (par exemple une déficience de l’organe auditif) ; cette déficience avait pour conséquence l’existence d’incapacités (incapacité à entendre les sons ou le langage, et par voie de conséquence seconde, incapacité à parler vocalement), ce qui avait pour conséquences sociales l’absence de communication avec les autres, etc.

Ce modèle attribue l’entière responsabilité du « désavantage » social à la personne, pas du tout à l’environnement dans lequel se trouve la personne. Mais l’environnement joue un rôle bien évidemment : par exemple un enfant sourd qui a des parents sourds ne se trouve pas du tout en situation de handicap quand il est dans sa famille, mais il s’y trouve lorsqu’il est dans la rue ou à l’école. Pour mettre en évidence ces différentes approches, J.-F. Ravaud prend l’exemple suivant : « On montre une photographie d’une personne en fauteuil roulant qui ne peut entrer dans un établissement public. On obtient deux types de réponses expliquant la raison pour laquelle cette personne ne peut entrer. Soit c’est parce qu’elle est paralysée, soit c’est parce qu’il y a un escalier. Dans le premier type de réponse, on est dans le « modèle médical », car le problème se situe clairement au niveau de l’individu, qui a une déficience, une incapacité. C’est une question personnelle qui est une affaire de spécialistes. Dans le deuxième type de réponse, on est dans le « modèle social », car le problème se situe au niveau de l’environnement et de la structuration sociale »

Entre ce premier modèle explicatif et ceux qui ont cours aujourd’hui, il y a eu une véritable révolution. Le modèle le plus emblématique de cette (r)évolution est le modèle du Processus de Production du Handicap (PPH) proposé par une équipe québécoise, sous la direction de Patrick Fougeyrollas. C’est une modèle qui va analyser la situation d’une personne dans ses habitudes de vie à partir de l’interaction entre des facteurs personnels et des facteurs environnementaux, qui peuvent être facilitateurs ou obstacles.

La situation de handicap est un point extrême d’un curseur dont l’autre point extrême est la participation sociale. La place du curseur s’évalue non sur des caractéristiques comme le degré de déficience ou la performance de capacités individuelles, mais sur la réalisation d’habitudes de vie, comme se déplacer, se nourrir, communiquer, et sur la réalisation de rôles sociaux, comme avoir un emploi, être un élève, participer à la vie locale, etc. C’est pour cette raison, que, de ce point de vue, il y a une aberration à parler de situation de handicap auditif, ou visuel, puisque dans ce modèle, à déficience égale, il peut y avoir différents degrés de participation sociale / situation de handicap, selon la personne, le lieu, le moment, l’environnement etc.

Ce renversement conceptuel interroge directement les notions de norme et de normal, et les frontières qui séparent les inclus des exclus. Dans le modèle de la déficience, une personne sourde est une personne qui a une déficience, qui à ce titre est hors de la norme, anormale. Dans le modèle interactif, bien sûr il y a toujours une oreille qui ne fonctionne pas, mais cette caractéristique est une caractéristique de la diversité humaine normale, et la société doit tout faire pour que cette situation ne soit pas pénalisante pour la personne.

De l’éducation spécialisée à l’intégration, de l’intégration à l’inclusion

Les débuts de l’éducation des sourds, dans la seconde moitié du XVIIIe, ont été placés sous le signe de la spécialisation et de la séparation. Cela a aussi été le cas pour les aveugles à la même époque, et pour d’autres catégories d’enfants handicapés un peu plus d’un siècle plus tard. Il n’entrait pas dans les préoccupations des systèmes éducatifs de l’époque d’éduquer ces catégories de population. Il a fallu des personnages charismatiques, l’abbé de l’Epée pour les sourds, Valentin Haüy pour les aveugles, pour affirmer la possibilité et l’intérêt de l’éducation pour ces populations. Éducation certes, mais pas l’éducation comme tous ou pour tous. Il n’était pas pensable qu’ils puissent être éduqués comme les autres : ils requéraient des contenus spéciaux (souvent tournés vers le travail manuel et les bases religieuses), des méthodes spéciales, des éducateurs spéciaux, et bien entendu des lieux spéciaux.

Cette période de l’éducation spécialisée et séparée a duré jusqu’à la fin du XXe siècle. Mais il faut quand même reconnaître que c’est cette éducation spécialisée qui a permis l’éducation des jeunes sourds, même si on peut lui adresser de sévères critiques avec notre regard d’aujourd’hui. Elle a été progressivement ébranlée par l’idée et les pratiques d’intégration.

Le terme « intégration » est ambigu. Soit il désigne ce que j’appellerai plus loin l’inclusion (c’est le cas par exemple en Italie), soit il désigne un état intermédiaire, qu’on peut situer dans le dernier quart du XXe siècle. Paradoxalement, le concept d’intégration scolaire se rattache à la séparation. Bien sûr, avec l’intégration, il y a une tentative d’ouverture des frontières du système « ordinaire ». L’intégration, c’est de permettre à quelques-uns de ceux qui sont dehors, exclus de la norme du système ordinaire, de venir en faire partie. Oui, mais ceux qui le peuvent, ceux qui le méritent. Par exemple, aux débuts de l’intégration des sourds dans les années 1970-1980, on s’est beaucoup interrogé sur les conditions favorables à l’intégration : les conditions étaient toujours d’avoir un bon niveau scolaire, un bon soutien familial, une bonne récupération auditive ou une bonne lecture labiale, un bon langage, une bonne intelligence, ce qui en excluait évidemment beaucoup, tous ceux qui n’y arrivaient pas.

La condition de l’intégration était de rejoindre la norme, d’être au plus près de la norme, d’avoir surmonté, voire annulé, ce qui constituait le hors-norme. Ce dépassement était rendu possible par les progrès techniques de l’époque (prothèses et implantations) et par tout ce qui constituait la rééducation. Mais le principe était bien que l’école reste sur son fonctionnements et ses normes, et que l’accès à l’école dépende totalement de la responsabilité de celui qui n’en faisait pas partie, et à condition qu’il s’approche de la norme, voire qu’il la rejoigne complètement. La question n’était pas celle du changement de l’école pour s’adapter aux singularités, aux étrangetés, en modifiant ce qui était défini comme norme, mais que les individus s’adaptent à l’école. C’est pour cette raison que paradoxalement l’intégration n’abolit pas les frontières, et qu’elle se rattache à la séparation et non à l’inclusion, même si l’on peut penser que les pratiques d’intégration ont contribué à faire évoluer les regards vers plus de tolérance et donc d’inclusion. Mais l’intégration restait à ce titre relativement élitiste, puisqu’excluant ceux qui ne parvenaient pas à surmonter ces écarts par rapport à la norme, et pour qui demeurait une filière spécialisée. Évidemment, dans ce modèle, la langue des signes ne pouvait être la bienvenue.

Le modèle de l’inclusion, celui de l’école ou de la société inclusive, rompt radicalement avec la séparation. L’inclusion est en quelque sorte le déplacement de la frontière à un endroit tel que ceux qui étaient en dehors se retrouvent en dedans. Avec l’inclusion, chaque enfant, chaque adolescent a sa place à l’école, quelles que soient ses caractéristiques. Et pour avoir sa place, on n’exige plus de lui qu’il soit comme les autres, mais il y a lieu que l’école s’adapte à ses caractéristiques (par des moyens de compensation et d’accessibilité) pour qu’il puisse avoir la même vie sociale que les autres. Le concept d’inclusion vient ici mettre un point d’orgue, celui de la place de plein droit de toutes les personnes, quelles que soient leurs caractéristiques, dans la société et ses organisations, et en premier lieu l’école.

Nous sommes aujourd’hui au seuil de l’école inclusive. On a le concept d’une école qui considérerait tous les élèves comme étant dans la norme, chacun avec ses singularités, son niveau, ses besoins particuliers, mais chacun de plein droit élève de l’école pour tous. Il s’agit donc de ne pas considérer que ne peuvent aller à l’école que ceux qui en seraient capables selon les normes en vigueur, mais d’adapter les normes, et les pratiques, pour que tous puissent y participer. Il n’y a pas que les plans inclinés en bois ou en béton à installer, il y a aussi les plans inclinés éducatifs et pédagogiques.

L’identité en construction : la langue des signes

Ce point est tout à fait spécifique, mais reflète aussi la revendication des droits qu’ont menée les associations de personnes handicapées, et qui s’est matérialisée dans des manifestations comme la décennie des personnes handicapées de 1982 à 1992, la déclaration de Salamanque sur le cadre d’action pour l’éducation et les besoins éducatifs spéciaux en 1994 et la Convention relative aux droits des personnes handicapées adoptée par l’ONU en 2006, convention qui a en particulier inspiré les textes réglementaires dans de nombreux pays, comme en France avec la loi du 11 février 2005, intitulée Loi pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées.

La langue des signes a été pendant longtemps le stigmate visible et honteux de l’anormalité des personnes sourdes. Après sa « découverte » et ses premières utilisations dans l’éducation des jeunes sourds, elle a été soumise à interdiction dans de nombreux pays, et en tout cas vilipendée sur le plan social et déconsidérée sur le plan scientifique. Elle a constitué ce qui interdisait l’intégration dans la société en raison de sa concurrence avec la langue orale. La langue orale était considérée comme la seule solution pour faire partie de l’humain, la langue des signes étant à l’inverse ce qui rattachait à l’animalité. Tout a donc été fait pour que cette langue honnie ne puisse nuire à l’acquisition de la langue orale : séparation des sourds signants d’avec les sourds parlants, interdiction coercitive de son utilisation, intégration individuelle des sourds au milieu des entendants, loin du contact contagieux de la langue des signes en collectivité d’enfants sourds.

Dans le mouvement politique de revendication des droits des minorités, les personnes handicapées et les personnes sourdes ont pris la parole, exigé des droits, fait connaître leurs revendications. Le mouvement des sourds, le « réveil sourd » comme on l’a appelé, à partir des années 1960-1970, a mis en avant la culture sourde, emblématisée par la langue des signes, ou les langues des signes nationales. De stigmate honteux, par renversement, la langue des signes est devenue l’emblème positif des personnes sourdes. Dans certains pays, la langue des signes nationale est reconnue comme langue, dans de nombreux autres pays, elle n’est pas encore reconnue. Mais cette émergence constitue un symbole extrêmement fort de la reconnaissance que peut avoir une catégorie de population dans une société, en s’inscrivant de plein droit dans l’égalité.

 

Les transitions et les immobilismes

Il s’agit donc bien là de véritables évolutions, voire de révolutions, dans la manière de reconnaître ces personnes non seulement dans leurs diversités et leurs différences, mais aussi dans leurs ressemblances avec les personnes qui entendent ou les personnes valides, dans ce qui les rend plus proches de nous plutôt que dans ce qui les éloigne de nous. En face de ces évolutions, les paradigmes de pensée et d’action, qui se concrétisent sur les terrains, sur les pratiques, sur les organisations, sont loin de connaître les mêmes évolutions. Là, on assiste plutôt à des transitions lentes, voire des immobilismes. On peut identifier un certain nombre de domaines obstacles à un objectif (une utopie ?) d’une société et d’une école inclusives pour les personnes sourdes, ou plus généralement pour les personnes handicapées.

Un système éducatif non inclusif

L’école n’est pas inclusive, ou pas encore inclusive, c’est une réalité. Elle procède davantage par exclusion que par inclusion. Ainsi de l’école en France : malgré des objectifs affichés d’école démocratique et méritocratique, les élèves en difficultés, dont les élèves handicapés, ont du mal à y trouver une place légitime. Il y a certes eu des progrès à l’école élémentaire, mais le collège, qui se veut pourtant unique, reste encore en réalité relativement élitiste, excluant ceux qui n’ont pas le niveau.

L’école, telle qu’elle fonctionne aujourd’hui, n’est donc pas toujours en mesure d’accueillir dans de bonnes conditions ces élèves handicapés. Parce que sa nature reste sélective, compétitive et excluante, parce qu’elle n’a pas seulement une fonction d’instruction, mais aussi une fonction de « distribution sociale » qui s’appuie sur des pratiques de sélection et de compétition. C’est un milieu où celui qui ne se conforme pas à la norme et aux valeurs explicites ou implicites peut être « inadapté », et il ne s’agit pas seulement les enfants handicapés. Ainsi en va-t-il par exemple de l’évaluation des compétences pour être collégien, où, malgré une prise en compte de plus en plus grande d’adaptation aux épreuves d’examen, il est exigé un niveau pour être dans telle ou telle classe, en dépit des objectifs affichés d’un collège pour tous. Ainsi en va-t-il également de l’exigence d’un enseignement d’une deuxième langue vivante, pour les jeunes sourds, comme condition d’accès au lycée d’enseignement général ou technologique.

Ainsi en va-t-il également d’une tendance à externaliser les réponses aux difficultés rencontrées. Les associations de soutien scolaire ou les entreprises privées de soutien scolaire se sont fortement développées, se substituant aux missions fondamentales de l’école. Les difficultés requalifiées en troubles trouvent une réponse de plus en plus systématique dans le soin, en particulier libéral. Cette exclusion quasi systématique, hors de la classe, de la résolution des problèmes de singularités des modalités d’apprentissage focalise la pédagogie sur ceux qui restent dans la norme et place une grande quantité d’élèves hors des préoccupations pédagogiques des enseignants, laissant à d’autres ressources externes le soin d’apporter des réponses. Les jeunes sourds font partie de ceux dont la singularité peut relever d’une réponse externe, ce qui est contraire au principe d’une école inclusive.

Si l’on place l’inclusion comme réalité d’aujourd’hui à réaliser, et non comme horizon à atteindre, on met en difficulté certaine la scolarisation des élèves sourds ou handicapés : ils seront exclus, dévalorisés, mis en souffrance et en échec (cela existe). Des dispositifs de transition sont nécessaires, qui rapprochent toutefois les jeunes sourds de la scolarité ordinaire. Que faire par exemple de jeunes adolescents sourds, qui, pour différentes raisons, ont un écart important de compétences scolaires avec leur classe d’âge et dont l’inclusion en classe de collège n’est pas possible, du simple fait que les exigences des professeurs de collège les excluent des apprentissages programmés, et que ces professeurs n’envisagent pas de pouvoir différencier, soutenir, adapter, dans le cadre de leur tâche professionnelle ? Des dispositifs spécialisés s’avèrent nécessaires, dans un provisoire dont on ne sait combien de temps il va durer, mais qui vont devoir s’efforcer de se rapprocher du statut de tous : scolarisation dans un établissement ordinaire, inclusion partielle dans certaines disciplines scolaires…

La persistance d’une représentation défectologique

Malgré les évolutions conceptuelles internationales, on peut penser que l’action quotidienne, les modes de pensée, les représentations de la situation, de la place et de la « valeur » des personnes handicapées réfèrent encore de manière massive à un modèle bio-médical défectologique. Celui qui ne voit pas, celui qui n’entend pas, celui qui ne marche pas, sont considérés comme des êtres à qui il faut s’efforcer de donner ce qui manque. Là est bien le problème, ce qui manque, ce qui est censé manquer, le défectologique. Bien évidemment, pour ces personnes en situation de handicap, il est plus difficile de vivre dans une société qui voit, qui entend, qui marche, et il serait plus facile pour elles si on vivait dans une société conçue à la fois pour ceux qui voient et ceux qui ne voient pas, pour ceux qui entendent et pour ceux qui n’entendent pas, pour ceux qui marchent et pour ceux qui ne marchent pas, c’est-à-dire une société utopique.

Il y a sûrement une action politique à mener pour aller vers cette société utopique. Mais il y a plus certainement une réticence à s’y acheminer et une volonté inconsciente commune, dans le grand public comme chez de nombreux professionnels de l’éducation spécialisée, que ceux qui vivent dans la société présente doivent le plus possible ressembler aux valides. Ce n’est pas faire un procès d’intention que de dire que la volonté de réparer ou de supprimer les déficiences participe autant d’une préoccupation altruiste (rendre les handicapés à la vie de tous) qu’à des préoccupations normatives et hiérarchiques quant à la valeur accordée à chacun. La notion de « pauvre handicapé », la commisération, la condescendance, la bienfaisance, sont bien souvent des signes d’attribution d’une sous-valeur à ces personnes, attribution qui trouve aussi son origine dans l’histoire des représentations des personnes handicapées. Pour beaucoup de gens, et pour beaucoup de professionnels de la déficience, un individu déficient est un homme moins quelque chose à qui il faut redonner ce quelque chose pour qu’il ait la même valeur que tous.

Dans les manuels de médecine, la surdité est une maladie qui appelle des traitements comme les prothèses (interne ou externe), la rééducation orthophonique et l’intégration scolaire. Les services de diagnostic et de première intervention préconisent quasi-systématiquement l’implantation cochléaire et la langue orale et souvent dissuadent l’utilisation de la langue de signes. La quasi-totalité des professionnels est attachée à des performances orales des enfants sourds, même quand leurs parents ne le demandent pas (et alors que les textes réglementaires français et européens considère le bilinguisme comme l’articulation de la langue des signes et du français écrit, sans exigence orale). On observe fréquemment une déconsidération de la langue des signes qualifiée de langue inférieure ou utilisée uniquement comme langue outil pour apprendre le français oral.

La pensée défectologique radicale trouve son apogée dans l’eugénisme, dans la volonté de suppression de ceux qui, au titre de leur infériorité, ne peuvent accéder au statut et au titre de véritable humain. Le régime nazi a poussé la logique à son paroxysme, en éliminant physiquement les handicapés, comme ont été éliminés d’autres populations considérées comme sous-humaines. Mais il y a eu d’autres formes plus soft d’eugénisme. Graham Bell, l’inventeur du téléphone, s’est intéressé à la surdité (son épouse était malentendante). Dans une double perspective : outiller les malentendants d’instruments pour entendre (le téléphone est né d’une invention pour faire mieux entendre son épouse) ; empêcher leur reproduction (en interdisant les mariages entre sourds, en évitant de les mettre dans des écoles spéciales, etc.).

L’intégration individuelle et la langue des signes

Les caractéristiques de l’école d’une part, la référence encore prégnante d’un modèle bio-médical d’autre part, produisent des effets d’exclusion en ce qui concerne les jeunes sourds, et qu’on va voir à travers deux phénomènes : la préconisation de l’intégration ou de l’inclusion individuelle et le rapport à la langue des signes.

Dans le prolongement des modèles de scolarisation des jeunes sourds sous forme d’intégration individuelle, les modèles souvent actuellement préconisés sont ceux de l’« inclusion individuelle », au nom de la participation sociale et du droit de chaque élève handicapé d’être scolarisé comme tous les élèves. Mais, dans cette situation, le modèle de l’intégration individuelle n’est pas celui d’une société inclusive. Il réfère au modèle conceptuel de la déficience, selon lequel il fallait surmonter totalement ou partiellement la déficience et les incapacités conséquentes pour accéder à la société. L’intégration consistait à faire entrer dans la norme ceux qui étaient hors-normes, mais dans la mesure de la seule possibilité mesurée à l’aune de la capacité de l’enfant sourd à s’adapter à l’école, sur des normes préalablement établies par l’école pour des enfants entendants.

Pour les jeunes sourds s’ajoutait un autre élément fondamental : l’accès à la norme était soumis à la négation des conditions et caractéristiques « spécifiques », liées à l’apprentissage et à l’utilisation de la langue. À l’encontre de l’idée d’intégrer la société, le regroupement d’enfants sourds pour partager une même langue, et en particulier au sein des institutions spécialisées, présentait un « risque », celui de mettre un obstacle incontournable aux normes entendantes de la société, en favorisant du simple fait du regroupement des sourds la pratique de la langue des signes. L’intégration, en tant que modèle d’adaptation de la personne à la société environnante et à ses normes, était donc le meilleur moyen de soustraire les jeunes sourds à ces risques de contagion linguistique que portaient les environnements institutionnels, pour les mettre dans des conditions supposées favoriser un vivre ensemble basé sur des normes entendantes. L’inclusion individuelle conçue sur le modèle de l’intégration individuelle se heurte bien évidemment aux même écueuils.

Dans la perspective d’une société inclusive, la scolarisation individuelle risque de constituer un obstacle au développement des capacités et à la participation sociale, et ainsi produire une situation de handicap : scolariser un enfant sourd, seul de sa situation, dans son école de proximité, alors que la langue dans laquelle il peut investir de la manière la plus efficiente (si tel est le choix) est une langue visualisée, c’est mettre dans son environnement des obstacles à son développement personnel et à sa participation sociale : difficultés à traiter l’information orale, communication langagière spontanée difficile ou inefficace, défaut d’interlocuteurs adultes et pairs. La scolarisation collective d’enfants sourds, dans des contextes de vie ensemble dans des établissements scolaires ordinaires, devient dans ce contexte un facteur d’égalité de droits et de chances en établissant des environnements facilitateurs au développement des capacités. Mettre un enfant sourd tout seul dans une école, ce n’est pas de l’inclusion, c’est souvent de l’exclusion.

On retrouve la même problématique dans le positionnement qu’on peut prendre à l’égard de la langue des signes. Dans l’histoire, la langue des signes a été considérée comme l’obstacle principal à la participation sociale. Dans les modèles des institutions spécialisées comme dans les modèles de l’intégration, il s’agit toujours de rejoindre la normalité entendante, la participation sociale étant toujours soumise à la capacité de parler oralement. Les discours sur l’enfermement des sourds dans le monde du silence, sur leur exclusion du monde sonore ouvrent à des perspectives de réponses bio-médicales ou bio-technologiques qui ne permettront qu’à certains sourds de faire partie de la société en ayant surmonté l’obstacle de la déficience auditive. Dans la modalité intégrative, il y a nécessité de l’oralisme, puisqu’il s’agit de rejoindre un milieu qui n’a pas à se modifier, qui n’a pas besoin de se rendre accessible.

Dans une perspective inclusive, un sourd qui ne pratique pas la langue orale a tout autant le droit de prétendre à une participation sociale entière, par le biais de ce qui constitue ses capacités (la communication visuelle et la langue des signes) et des moyens d’accessibilité que se doit de mettre en place la société (interprétariat). Il n’a plus besoin de devoir maîtriser la langue orale pour prétendre à la participation. L’absence de la langue orale ne doit plus être un obstacle à la participation sociale. Cela ne signifie pas qu’il faut s’interdire de proposer à un enfant sourd de s’approprier ce qu’il peut de la langue orale, mais une moindre performance de cette réalisation ne doit pas constituer un obstacle, ni être l’équivalent d’une moindre valeur sociale. Cela signifie en revanche qu’il faut tout mettre en œuvre pour que la participation sociale soit maximale, tant du côté de la compensation (l’apprentissage progressif et intensif de la LSF et sa maîtrise par l’enfant et l’adulte) que du côté de l’accessibilité (moyens technologiques, interprétariat).

L’utilisation de la langue des signes pour communiquer, réfléchir, penser, s’exprimer, etc., n’est plus une anomalie, marque d’une infériorité ou d’un inaccès à la société, mais une marque d’un aspect de la diversité humaine de plein droit. Dans la modalité inclusive, plusieurs normes linguistiques sont possibles, puisque les caractéristiques de certaines personnes sont telles qu’elles sont amenées à utiliser de manière fonctionnelle une langue différente. C’est à l’école de modifier ses normes de « normalité » et de faire un effort pour se rendre accessible à ces personnes sur le plan linguistique.

 

Conclusion

L’éducation se situe toujours dans un savant et complexe équilibre entre la reproduction d’action et de pensée, et des innovations théoriques et pratiques. L’éducation des sourds, et plus généralement celles des jeunes élèves handicapés, ne déroge pas à la règle. Les fonctionnements qu’on peut observer aujourd’hui sont ancrés dans l’histoire et la tradition, et ils sont en tension avec des évolutions sociétales, éthiques, philosophiques . Pour surmonter ces tensions, les évolutions qu’on peut souhaiter requièrent un certain volontarisme pour changer les pratiques, les organisations et les politiques.

Jean-Yves Le Capitaine
24-25 mars 2014 / Septembre 2015

 
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Dernière révision : mercredi 16 septembre 2015 – 15:00:00
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