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Cessons de les appeler « handicaps associés »

 

 
Texte de Jean-Yves Le Capitaine
Chef de service à l’Institut Public La Persagotière – Nantes


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Livre de Jean-Yves Le Capitaine  Jean-Yves Le Capitaine a publié Des enfants sourds à l’école ordinaire, L’Harmattan, Paris, 2004.

 

Les institutions, pour diverses raisons, ont une propension forte à mettre les personnes en catégories : cela facilite bien souvent les organisations. Cela donne également, à destination des professionnels et des parents, une grille de lecture pratique, de pensée et d’action, pour comprendre les situations de certaines personnes. Les catégorisations procèdent d’une « épistémologie pratique » (Frétigné, 2013), c’est-à-dire d’une carte déterminée de réponses éducatives, théra­peutiques ou pédagogiques à l’égard des personnes qui font partie de la catégorie constituée. Tel est le cas de la catégorie « handicap(s) associé(s) ». La situation évoquée ici concerne plus particuliè­rement une expérience avec des « jeunes sourds avec handicaps associés ».

 

Alexis devient collégien

Lors d’une rencontre d’élaboration et d’écriture du Projet Individualisé d’Accompagnement dans un établissement médico-social, en présence d’Alexis et de ses parents et avec l’équipe pluri­disciplinaire, nous évoquions la situation de ce jeune garçon au collège. Alexis est un jeune sourd de 15 ans, avec des « handicaps associés » : difficultés (ou troubles) et inadaptations dans la relation aux autres, difficultés de la communication, dans les apprentissages scolaires et dans certaines habiletés sociales. Il est scolarisé dans un dispositif médico-social externalisé au sein d’un collège, regroupant plusieurs modalités de parcours scolaire pour de jeunes sourds. Pour ce qui le concerne, il est le plus souvent, au moins sur les temps de classe, avec un groupe de jeunes sourds présentant, comme lui, avec leur surdité, des situations complexes de handicap.

Il a toujours été considéré, par les parents et les professionnels, comme un « jeune sourd avec handicaps associés », pas comme un collégien : sa manière d’être, son niveau scolaire, son rapport aux autres, et d’autres caractéristiques l’identifient spontanément sur cette assignation, excluant de fait et inconsciemment, la seconde, celle de collégien. Même ses parents, après avoir beaucoup espéré un rythme de progrès qui ne venait pas, qui avaient une réelle préoccupation quant à ses apprentissages scolaires, le voyaient ainsi, tant l’écart avec les jeunes de son âge était important.

Alexis avait manifesté dans la période récente qui précédait cette rencontre quelques attitudes sociales non tolérées dans les règles de fonctionnement du collège, voire « rebelles » : oubli trop systématique de son matériel, mise en désordre du vestiaire de la salle de sport. Ces attitudes avaient déclenché les conséquences habituelles pour les collégiens en termes de sanctions : deux « colles », qu’il n’avait pas acceptées de bon cœur, mais auxquelles il s’était conformé. À l’évocation de ces faits lors de la rencontre, les parents ont exprimé leur « joie » de voir leur fils « collé ». Parce c’était la manifestation que d’une certaine manière, que de cette manière au moins, il appartenait ainsi à la communauté du collège, qu’il prenait possession de l’identité d’un adolescent ou d’un collégien, qu’il délaissait pour cet instant du moins sa peau de « jeune sourd avec handicaps associés », à laquelle finalement il se réduisait. Il grandissait, il faisait des bêtises. Il appartenait enfin à la catégorie des jeunes de son âge, peu importait qu’il eut d’autres difficultés, dont tous étaient bien conscients pourtant. « Il faut le punir, c’est normal qu’il soit puni » : l’excès de punition était quasiment la garantie de la normalité, que désormais tous pouvaient le voir comme un collégien, avant de le voir comme un « handicap associé ».

 

Les dispositifs pour jeunes sourds avec handicaps associés

Réglementairement (Annexe XXIV quater), la catégorie « sourd avec handicap(s) associé(s) » qualifie une personne ayant une déficience auditive, à laquelle s’ajoutent, ou sont associées, d’autres déficiences physiques, sensorielles, intellectuelles ou mentales, ou des « troubles » de la relation, de la personnalité, de la cognition ou des apprentissages. La notion de « handicap rare » vient croiser cette première catégorisation sur des aspects épidémiologiques de prévalence et de complexité. Ces définitions qui établissent en quelque sorte des frontières qui se voudraient objectives demeurent rivées sur des modèles et des approches très bio-médicales qui mettent dans une même catégorie d’action des situations individuelles hétérogènes, sans toujours pouvoir prendre en compte des singularités de besoins particuliers. Un jeune sourd avec une déficience physique pourra faire un parcours en collège et lycée, alors que ce parcours sera peut-être inaccessible à un jeune sourd ayant une déficience intellectuelle et des troubles de la relation. Dans les enquêtes diverses, ils seront tous deux catégorisés dans la rubrique « handicap associé », ou alors on hésitera à ainsi qualifier le premier pour la raison qu’il n’appartient pas aux SEDAHA(1) autorisées administrati­vement par les annexes XXIV quater.

D’autres réponses organisationnelles, passant outre aux classifications médicales et plus proches d’une approche systémique, basées sur l’observation et l’évaluation cliniques inter­disciplinaires des situations vécues par les personnes, sont mises en place de manière pragmatique. On ne s’attache pas ici prioritairement aux déficiences associées (sauf dans quelques cas particuliers comme la déficience visuelle associée à la déficience auditive par exemple), mais aux situations de participation sociale ou de handicap vécues par les personnes dans l’exercice d’habitudes de vie (activités courantes et rôles sociaux) (Fougeyrollas, 2013). Le système scolaire n’étant pas en mesure d’accueillir dans des conditions acceptables des jeunes présentant des situations très complexes de handicap (sourds avec handicaps associés), des organisations doivent être mises en place pour offrir à ceux-ci des organisations permettant de les regrouper afin de répondre à leurs besoins particuliers, certes différents, mais caractérisés par leur impossibilité de participation sociale à l’école et à ce que celle-ci attend d’eux. Leur parcours de scolarisation est souvent difficilement compatible avec les contraintes et les exigences relatives aux parcours des autres élèves.

Dans la situation évoquée dans cet article, il s’agit de situations complexes de handicap relativement simples en regard de nombre de situations encore plus complexes, celles s’agissant d’enfants ou d’adolescents aux frontières de« l’autisme » par exemple. Ici, ce qui regroupe ces jeunes dans le cadre d’un parcours de scolarisation commun ce sont :

Sur ces besoins en quelque sorte communs malgré de nombreuses différences dans les singularités, le regroupement de ces jeunes sous la catégorie « jeunes sourds avec handicaps associés » permet d’apporter des réponses pertinentes, tant dans les contenus et les modalités d’apprentissages sociaux ou scolaires, que dans la sécurité trouvée par rapport à des environnements perçus comme inhospitaliers, voire hostiles.

 

L’assignation catégorielle

Mais ce regroupement catégoriel a dans le même temps l’inconvénient de mettre ces jeunes de l’autre côté de la frontière de la norme, en les y affectant en tant que catégorie de personnes avec certaines caractéristiques, hétérogènes certes, mais artificiellement mises les unes à côté des autres, nommées comme en écart avec les normes : celles des entendants bien sûr, mais aussi celles d’autres sourds plus « normaux », réalisant des parcours scolaires identiques à ceux des élèves entendants, ou parfois spécifiques quand les difficultés scolaires sont trop nombreuses, mais en dehors de la catégorie « handicap associé »

Certes la situation de handicap tient bien et d’un corps déficient et d’un environnement inhospitalier en interaction l’un avec l’autre (Blanc, 2012). Ces jeunes regroupés là avec d’autres jeunes ont bien, dans leur « corps », des caractéristiques que n’ont pas d’autres jeunes sourds qui bénéficient d’un autre type d’accompagnement et qui ont un autre parcours scolaire et de vie. Mais s’ils sont ainsi dans un dispositif spécifique, c’est aussi que les environnements, inhospitaliers, ne les tolèrent pas, alors qu’ils tolèrent, mieux en tout cas, d’autres sourds. Ce qui veut dire que le regroupement tient au moins autant aux caractéristiques et aux besoins de ces jeunes qu’au fait que l’environnement, scolaire en particulier, se trouve dans l’incapacité d’offrir un accueil convenable à ces jeunes. Toutefois, on va les définir, non pas sur cette double caractéristique de l’interaction d’une personne avec un environnement, mais uniquement sur leurs caractéristiques personnelles, et les catégoriser sur ces caractéristiques.

L’organisation spécifique mise en place pour les accompagner et les réponses méthodologiques qui leur sont proposées dessinent bien un territoire particulier, en dehors du territoire des autres, sur lequel se greffe tout un discours catégorisant et ségrégatif. On parle du « groupe de handicaps associés », on dit de ce jeune que « c’est un handicap associé ». Les discours viennent ici ponctuer une réalité instituée de séparation, aussi bonnes puissent être les intentions de cette séparation. « Quand dire c’est faire » (J.-L. Austin, 1970) : le discours tenu sur ces jeunes et la manière dont est organisé leur accompagnement devient « performatif ».  Il institue la réalité de la catégorie « jeunes sourds avec handicaps associés ». Il institue, à l’intérieur de cette catégorie, une naturalisation des caractéristiques de comportement, d’attitudes, de rapport au monde, d’incapacités.

On cherche à étiqueter des personnes afin de les mettre en groupe, de les catégoriser, à partir de caractéristiques issus d’indicateurs (dont on prétend qu’ils sont objectifs) anatomiques, physio­logiques, biologiques, neurologiques ou « psychologiques ». Mais plutôt que la réalité pseudo-objective fait la catégorie ou l’étiquette, c’est l’étiquette qui prend une valeur « performa­tive », qui crée la chose. Nommer la catégorie « sourd avec handicap associé », c’est créer un territoire, un champ de significations dans lequel seront enfermés des personnes dont certaines caractéristiques répondront à la définition de l’étiquette, et qui seront à ce moment réduites à ce territoire défini par ces caractéristiques.

C’est contre quoi s’érige Charles Gardou : « La catégorisation et l’indexation, à l’aune desquelles la singularité s’efface, sont une conséquence de la dictature de la norme. (...) Avec sa charge de caricature, l’expression au pluriel « les handicapés » évoque les membres d’un ordre humain et social différents, affligés d’une infériorité par rapport à la condition dite « normale ». Rabaissés à leur déficience érigée en nature, à partir de laquelle on en vient à prédire leur devenir. » (Gardou, 2012, p. 55)

 

La difficile sortie de l’assignation

Une fois l’assignation effectuée, une fois l’appartenance à une catégorie certifiée, une fois le jeune affecté à son groupe d’appartenance, il devient difficile, pour le jeune lui-même et pour son environnement, de s’extraire de cette assignation, de penser des réponses en dehors de celles qui sont prévues et programmées pour les personnes appartenant à la même catégorie. Pour le jeune lui-même, qui répond par la sidération du maintien à la place où il a été mis, ou parfois par la révolte ou la violence consécutives à la frustration de ne pouvoir réaliser que ce à quoi il est assigné ou il s’assigne. Pour les parents, qui observent au quotidien les insuffisances et les incapacités que les professionnels ne manquent pas d’observer et de transmettre pour justifier ainsi l’écart dans lequel le jeune se trouve. Pour les professionnels, qui forts de leurs expertises à élaborer des réponses déjà construites pour de telles populations, nonobstant les innovations apportées au cadre d’accompa­gnement de ces jeunes, reproduisent cette assignation : les pratiques, les rééducations, les inter­ventions, les organisations ont fait leurs preuves, il faut certes les améliorer, mais elles fonctionnent de manière adaptée pour ces jeunes.

Marina faisait partie d’un groupe de jeunes « adolescents sourds avec handicaps associés ». Elle manifesta le désir, peut-être parce qu’elle avait progressé plus vite que d’autres jeunes du groupe, de faire partie d’autres groupes au sein du collège : un autre groupe de jeunes sourds ayant un parcours de scolarisation plus « scolaire », et également, même si elle en avait quelquefois un peu peur, des jeunes du collège. Le cours d’arts plastiques, domaine pour lequel elle manifestait une appétence, pouvait être un lieu de participation pour Marina. Mais cela ne put se réaliser dans un premier temps, tant l’équipe de professionnels mettait en avant, et en concurrence par conséquent avec cette perspective, de multiples raisons tenant aux a priori des réponses aux besoins de Marina : des besoins psycho-affectifs de protection, la nécessité de relations avec un nombre limité de personnes, sa peur du grand groupe, l’exigence de placer des réponses thérapeutiques et éducatives préalables à la confrontation, le besoin de psychomotricité pour renforcer sa confiance en elle, etc.. Lorsqu’enfin elle y parvint, ce fut avec un succès incontestable, et lorsque l’enseignante en arts plastiques fit part, en Equipe de Suivi de Scolarisation, de sa grande satisfaction d’avoir Marina pour élève dans son cours, la fierté manifestée par Marina valait bien toutes les évaluations de qualité de participation sociale de la jeune fille : elle était reconnue, non pas comme appartenant à telle ou telle identité, ou catégorie, mais simplement reconnue.

L’assignation dresse, pour les professionnels, et aussi souvent pour les parents, un portrait de capacités et d’incapacités, de besoins et de réponses, d’obstacles et de ressources, malheureusement souvent sur le versant négatif. Ce portrait est dessiné à partir des habitudes de travail, des organisations mises en œuvre et la nature des réponses organisées. Et sur des expertises qui vont cibler le domaine particulier d’exercice de cette expertise (par exemple le psychomotricien va inévitablement repérer les petits dysfonctionnements qui ici vont prendre de l’ampleur et devenir pathologiques) au détriment d’une approche plus écosystémique qui aurait pour visée la réalisation de soi dans des situations de vie. Cette posture empêche souvent la prise de risque d’innovation d’autres réponses correspondant davantage aux besoins et aux projets de la personne.

 

Conclusion

En cessant de les nommer ainsi « handicaps associés » par économie linguistique et réduction conceptuelle, en cessant de les regarder ou de les assigner à une catégorie de sur-incapacité, on pourrait sans doute les voir autrement, identifier leurs capacités et leur donner des occasions de les exercer. On osera peut-être aussi les faire appartenir à la catégorie universelle des jeunes de leur âge, quelles que soient leurs singularités. Les situations complexes de handicap qu’ils rencontrent, et pour lesquelles ils requièrent protection, ne sont pas que de leur fait, mais dépendent aussi du regard qui est porté sur eux et de la place qui leur est faite dans les environnements auxquels ils ont droit, comme c’est le cas ici le collège.

Bien sûr, chacun trouvera un jeune sourd, ou un jeune handicapé, dont le « handicap associé » est plus grave, et dont la situation interdit de penser de telles capabilités. Mais pour ceux décrits ci-dessus, il y a encore quelques années, il était impensable qu’ils puissent avoir une place même physique dans un collège. Faire le pari de leur capabilité plutôt que de se focaliser sur leurs seules difficultés contribue à leur gain de participation sociale et de place dans la société.

Jean-Yves Le Capitaine
Février 2016

 
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(1) Section d’Enfants Déficients Auditifs avec Handicaps Associés.

 
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Bibliographie

 
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Dernière révision : lundi 15 février 2016 – 19:00:00
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