Psychologie, éducation & enseignement spécialisé
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De l’intégration à la scolarisation :
le choc des mots, le poids des faits

 

 
Jean-Yves Le Capitaine
Institut Public pour Jeunes Sourds et Malentendants La Persagotière – Nantes (44)


Publication originale  Texte initialement publié dans Liaisons, bulletin du CNFEDS, Université de Savoie, N° 6-7, mai 2007.
Autres textes de Jean-Yves Le Capitaine  Voir sur ce site les autres textes de Jean-Yves Le Capitaine, ainsi que ses Propos nomades.
Autres productions de Jean-Yves Le Capitaine  Voir aussi le site personnel de Jean-Yves Le Capitaine, ainsi que son blog, Regards sur la surdité, le handicap, l’école, la société.
Livre de Jean-Yves Le Capitaine  Jean-Yves Le Capitaine a publié Des enfants sourds à l’école ordinaire, L’Harmattan, Paris, 2004.

 

Il n’est pas toujours de bon ton de mettre des réserves à ce qui apparaît à tous comme un progrès dans la prise en compte de la situation des enfants et des jeunes handicapés par un système éducatif qui les a le plus souvent exclus, et qui est aujourd’hui appelé à les accueillir. Mais un angélisme naïf qui s’aveuglerait sur les réelles difficultés de la situation serait une lâcheté qui pourrait faire des progrès escomptés une régression dramatique.

La loi du 11 février 2005 est unanimement reconnue dans ses principes comme une loi de réduction de l’exclusion des personnes handicapées des droits reconnus à tout être humain. Dont acte. Sauf à être naïf, aveugle ou malveillant, il faut reconnaître dans le même temps que la réforme engagée, au-delà des décrets publiés, mettra du temps avant de produire ses effets, en particulier dans les esprits et les regards portés sur ces personnes. Le maintien du regard produit la même exclusion qu’avant la loi. C’est pourquoi le refus de l’angélisme fait pointer des faits qui grattent, qui font mal. Mais c’est aussi en grattant là où ça fait mal que l’on peut contribuer à faire avancer les choses.

La loi, en définitive, dans sa volonté de bien faire, a fait émerger de vieux démons qui n’avaient pas besoin de s’exprimer lorsque la ségrégation était naturelle et dévolue au « spécialisé », lorsque le système de droit commun de l’école n’avait pas pour mission d’être le système éducatif pour tous, lorsque l’on tolérait que son voisin puisse être intolérant et refuse d’accueillir un enfant handicapé, lorsqu’il allait de soi que l’enfant handicapé, « ce n’est pas pour nous ». L’obligation de non discrimination fait émerger la discrimination, l’obligation d’inclusion fait émerger l’exclusion, l’obligation d’accueillir la différence fait émerger la force de la normalisation.

De l’intégration scolaire à l’école inclusive

« L’école inclusive » constitue dorénavant le nouveau paradigme de pensée et d’action instauré par la loi du 11 février 2005 « pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées », et par les différents textes réglementaires d’application. Ce paradigme remplace, dans le champ de l’éducation, celui « d’intégration scolaire », en opérant une rupture radicale et irréversible, mais pas encore toujours visible, avec ce qui se concevait et s’agissait antérieurement. Il participe d’une évolution générale qu’on retrouve dans le contexte international, et en particulier européen, autour de notions comme : égalité des chances et des droits, respect du droit des personnes, participation de la personne à son projet, situation de handicap, inclusion, accessibilité, compensation, non discrimination... Ce courant se sépare quelque peu de l’ancien modèle bio-médical de la déficience pour aborder les rives notionnelles de « situation de handicap ».

Dans cette perspective, « l’éducation spéciale » ou « spécialisée » devient obsolète, et les réponses tendent à se situer dans une perspective d’éducation des enfants ayant des besoins particuliers dans le cadre de l’éducation pour tous. Les politiques d’intégration scolaire se situaient dans la continuité des politiques historiques d’enseignement et d’éducation spécialisés, considérant en somme que les enfants et adolescents handicapés relevaient d’une certaine légitimité ségrégative. Dans le mouvement de l’intégration scolaire, il s’agissait avant tout d’une évolution de l’éducation spécialisée, d’un mouvement de l’éducation spécialisée vers l’éducation ordinaire, et accessoirement de l’accueil, avec des résultats décevants et sans engagement de modifications, par le milieu ordinaire des différences prises en compte jusqu’alors par le milieu spécialisé. Il s’agissait d’une certaine « déspécialisation » du secteur spécialisé, dans la mesure du possible, sans pour autant de « spécialisation » du milieu ordinaire. Des outils comme le projet d’intégration scolaire, les réunions de régulation ou de synthèse, constituaient le « cheval de Troie », resté relativement inefficace, d’une adaptation du système éducatif à la diversité des élèves, dont les enfants en situation de handicap.

Les politiques d’inclusion renversent la perspective, en considérant certes que les enfants handicapés ont des besoins spécifiques, tout comme d’autres enfants non déficients, mais que l’éducation « ordinaire » se doit de trouver des réponses pour accueillir en son sein la diversité des enfants, quels qu’ils soient. En ce sens, le centre de la problématique n’est plus seulement le déficit de l’enfant, justifiant d’une ségrégation nécessaire, mais aussi l’adaptation de l’institution aux enfants et à l’ensemble de leur diversité. Avec l’école inclusive, les perspectives sont donc inversées. Ce n’est plus l’éducation spécialisée qui se doit de changer, elle n’existe plus. Ce qui est engagé en termes de modifications, de changements, d’évolutions, c’est le système éducatif lui-même. C’est l’école dans son fonctionnement d’ensemble qui est en jeu. Il n’y a plus lieu de parler d’éducation spécialisée, c’est l’école ordinaire, l’école pour tous, qui se doit d’accueillir tous les enfants, quels qu’ils soient, et de s’adapter à eux, d’être « spécialisée » pour tous en quelque sorte. Avec l’intégration, on restait sur les capacités des personnes elles-mêmes de pouvoir s’adapter aux contraintes et au fonctionnement (culturel, pédagogique, fonctionnel, technique) du système. Dorénavant, c’est au système (le système classe, le système école, le système éducation) de s’aménager pour se rendre accessible à ces personnes.

L’intégration scolaire s’est déployée dans un dualisme éducatif, hérité des périodes précédentes, avec une double filière, qui n’était pas remise en cause. L’école inclusive essaie de mettre en équation l’universel de la mission de l’école et la singularité des élèves. La filière dite ordinaire ne se donnait pas pour mission de s’adapter aux extrêmes, en particulier ceux qui étaient hors normes vers le bas ; et la filière spécialisée éduquait ceux qui ne rentraient pas dans l’absence d’adaptation de la première. Le « spécialisé » n’a plus de légitimité dans le cadre de l’école inclusive. Il n’y a plus aucune raison, sur un plan éthique, à instituer de la ségrégation sur une simple caractéristique de différence, cette différence fût-elle due à une déficience. L’axiome et le postulat de l’éducation inclusive posent que l’humanité se déploie pour tous dans ce que la société met à la disposition de tous. La différence inscrite ontologiquement dans le spécialisé n’a plus lieu d’être.

Concrètement, ce qui change fondamentalement avec l’école inclusive, c’est que la mise en œuvre de l’égalité des chances et des droits n’est plus une option choisie par des personnels qui présenteraient une sensibilité plus importante que d’autres ou une fibre militante. Il s’agit d’un devoir, d’une mission prioritaire de chacun des acteurs, quelle que soit sa fonction. Auparavant, l’exclusion des personnes handicapées, le refus de leur accueil dans la classe, étaient tolérées, y compris par les collègues les plus actifs dans l’intégration. Il allait de soi que tout le monde ne pouvait pas intégrer, pour des raisons toujours valables. Dorénavant, la mission de chaque enseignant change et chacun se doit d’accueillir des enfants handicapés. Le choix n’est plus de droit possible. C’est une révolution idéologique, dont il n’est pas sûr qu’elle ait été préparée avec le plus grand soin en termes de management et de formation, et qui pour cette raison crée des obstacles à ce qu’elle veut promouvoir.

Le rapport Thélot, dont certes la mise en œuvre n’est pas faite, est toutefois emblématique d’une tendance « lourde » de ce qui peut advenir de la situation des jeunes handicapés au sein du courant européen actuel sur la prise en compte des enfants en situation de handicap dans les systèmes de scolarisation. En réalité, ils n’ont plus de place à l’école en tant que catégorie spécifique. Dans le rapport lui-même, il n’y a pas de chapitre particulier consacré à ces enfants. Ils y sont présents comme tout un chacun, dans la différenciation qui s’adresse à tous, et en particulier ceux qui sont hors normes, vers le « haut » ou vers le « bas ». Dans les rares lignes qui les évoquent en tant qu’objet spécifique, ils sont référés à la catégorie plus générale des élèves différents : « La personnalisation de temps et des modes d’apprentissage, qui permet de prendre en compte des élèves différents, doit être entendue jusqu’à l’intégration des enfants handicapés. »(1)

Pour autant, il n’y a pas lieu de jeter aux oubliettes ce qu’a permis le mouvement intégratif. L’intégration scolaire a constitué indéniablement un processus, qui n’a certes pas donné tous les résultats escomptés d’inclusion, mais qui s’est alimenté d’un paradoxe dynamique. L’école intégrative, par définition, plaçait les individus qu’elle devait accueillir en dehors d’elle-même : s’ils étaient à intégrer, à accueillir à l’intérieur, c’est qu’en définitive ils étaient en dehors ; l’institution n’était naturellement pas faite pour eux. Mais, dans le même temps, il y a eu une dynamique volontariste, voire militante, un processus de reconnaissance, une mise en jeu (et en enjeu) des situations. Le processus fut marqué par le conflit, la négociation, les échanges, le partenariat..., des progrès et des régressions. Cette situation mettait en interaction différents acteurs (parents, professionnels de l’éducation, du médico-social, spécialistes...), et de leurs interactions sont nés de nouveaux regards, de nouvelles représentations, de nouvelles actions et de nouveaux dispositifs. Dans le processus d’intégration, il pouvait se passer un phénomène d’acculturation : les contacts entre les différents acteurs, formalisés ou non, conflictuels ou de connivence, étaient en mesure de modifier les parties en présence et leurs représentations.

L’écart entre principes et pratiques

Si ces orientations sont incontestables et participent d’une longue et lente évolution anthropologique et politique restituant à chaque homme, quel qu’il soit, sa place dans l’humanité, une loi ne modifie pas en un jour les déclinaisons concrètes des paradigmes de pensée et d’action. Sur le terrain, les concepts, les regards, les actions, les organisations, portées par des personnes concrètes, sont autant empreints des textes cadres, des nouveautés philosophiques ou idéologiques, que des couches sédimentées des anciens concepts, des anciens regards, des anciennes actions et des anciennes organisations. Ce n’est pas parce que l’on parle d’école inclusive que le système éducatif est prêt à accueillir véritablement tous les enfants, que les institutions donnent toute leur place aux personnes, ou que les professionnels modifient radicalement leurs pratiques.

Car, maintenant que les choses sont dites, légiférées, décrétées, diffusées, que se passe-t-il dans le concret du quotidien, dans la situation des enfants dans leurs rapports avec le système éducatif ordinaire et les dispositifs qui ont en charge de leur attribuer les conditions d’égalité de chances et de droits à l’éducation ? De l’école intégrante à l’école inclusive, il y a un risque de passer d’un processus dynamique à un état entropique. L’école inclusive constitue en effet un état, où chacun a de droit une place, mais où le processus de prise de place (laquelle n’est pas donnée quand on change simplement la terminologie) risque de disparaître au prétexte d’un aboutissement fantasmatique d’un processus achevé. L’école inclusive dorénavant accueille chaque enfant en situation de handicap, le rideau est tiré, le processus est arrivé à son terme. Mais vouloir ainsi tordre le cou, par le seul empire des mots, à des pratiques bien ancrées peut certes avoir pour effet d’améliorer la situation par un rétablissement des droits et la cessation de la stigmatisation. Mais elle peut constituer dans le même temps, loin des concepteurs de l’idée, l’oubli de ces personnes dans l’ensemble indifférencié des difficultés, quelle que soit la nature des réponses nécessaires, et faire basculer dans une indifférence stérile, à trop banaliser et mettre sur un seul plan les différences.

C’est dans ces contradictions entre le sens ou les principes et les déclinaisons sur le terrain que peuvent se situer toutes les dérives, toutes les résistances, tous les dévoiements, avec tout ce que cela peut signifier pour les personnes concernées. C’est dans l’écart entre les principes et leurs déclinaisons parfois résistantes, parfois timides, parfois dogmatiques, que se situent les risques d’une perte substantielle des réponses de compensation et d’accessibilité. Derrière l’unanimité des principes, l’analyse des discours et des actes fait apparaître d’immenses difficultés de cohérence et d’adéquation entre principes et action. Des principes d’égalitarisme en droit peuvent, au nom de cet égalitarisme en droit, se désintéresser, voire instaurer des discriminations de fait.

La focalisation sur la déficience, et sur la différence induite, constituait le substrat de l’éducation spéciale : l’étiquetage, la catégorisation, la ségrégation, l’exclusion en constituaient la légitimité. La focalisation sur la diversité annule en principe ce substrat. Mais à perdre de vue la différence sous prétexte de diversité, on risque de diluer celle-ci dans la banalisation et dans le refus d’une différence acceptée. Si les besoins des enfants étaient (trop) souvent pré-déterminées à tort, les cantonnant à une marginalisation quant à leur scolarisation, les réponses éducatives, pédagogiques, sociales qui ont pu être élaborées par des « spécialistes » dans un cadre spécialisé, et qui ont souvent manifesté leur pertinence, risquent de disparaître dans une uniformité induite via la dilution d’une simple diversité. De l’égalitarisme des diversité individuelles au déni des différences encore trop marquantes pour entrer anthropologiquement et pratiquement dans la diversité, il n’y a qu’un pas.

Malgré des évolutions certaines dans les pratiques quotidiennes des enseignants concernant la diversité des élèves, les « habitus » professionnels des enseignants restent encore très soumis à des représentations d’homogénéité, ou d’idéal d’homogénéité. En témoignent les attachements aux niveaux de classe (et malgré la réforme des cycles depuis 1989), le taux de redoublement (malgré une baisse significative et continue), les pressions pour l’homogénéisation des classes de collège, ou les questions actuelles sur le collège unique, etc... Comment attendre dans ce cadre un accueil respectueux et en même temps ambitieux de ceux qui, encore plus que les enfants « valides », dérogent à ces représentations ? Il y a là un risque réel de refus, non pas administratif, mais culturel et psychologique qui peut se traduire aussi par de la ségrégation, de l’exclusion, de l’indifférence ou de l’acharnement pédagogique. La normativité du système, alors même que des missions complexes et parfois contradictoires sont dévolues aux acteurs, demeure une constante, qui peut constituer un obstacle sérieux à la prise en compte des capacités et des besoins des enfants en situation de handicap.

Rien n’illustre mieux cet écart entre les intentions politiques ou les principes et les situations concrètes vécues par les personnes sur le terreau des situations de handicap que les dysfonctionnements, les ratés, les improvisations, les immobilismes, les résistances qui se manifestent au quotidien là où l’on veut bien les voir. La presse se fait régulièrement l’écho de situations scandaleuses d’exclusion d’enfants handicapés. Situations tellement scandaleuses d’ailleurs qu’elles apparaissent exceptionnelles et rarissimes. Mais il ne s’agit souvent que de l’arbre cachant une forêt de faits plus « insignifiants », mais qui créent, mettent et justifient des obstacles à l’égalité des droits.

Ici, c’est un syndicat d’enseignants qui appelle en septembre 2005, 7 mois après la publication de la loi, à ne pas accepter d’enfants handicapés dans la classe en l’absence de décret d’application de la loi de février 2005. Le même tract indique : « Sur le fond, l’intégration des enfants handicapés dans la classe ordinaire est d’abord un mauvais coup contre les enfants handicapés et leur famille. »

Là, on veut programmer une UPI(2) pour jeunes sourds sur le modèle d’une UPI pour jeunes présentant une déficience intellectuelle importante, en regroupant dans une seule unité des enfants sourds d’âge du collège, sans tenir compte de leurs capacités à suivre les programmes des différents niveaux de classe et de discipline du collège. On affecte à ce regroupement un enseignant « généraliste » issu du premier degré, chargé de l’enseignement de l’ensemble des disciplines. Comme si le niveau de savoir et de savoir-faire des collégiens était inaccessible pour des jeunes sourds.

Plus loin, les autorités académiques, 18 mois après la loi de février 2005, tolèrent la non inscription des jeunes sourds au sein des établissements scolaires (écoles maternelles, élémentaires, collèges), et alors même qu’ils sont présents dans ces établissements scolaires, sous le prétexte qu’ils seraient déjà « inscrits » dans une section d’éducation et d’enseignement spécialisés d’un établissement spécialisé. Cela autorise au quotidien toutes les exclusions, réelles ou symboliques : pas de manuels scolaires, exclusion de certains cours sous prétexte de responsabilité ou d’absence d’accompagnement spécialisé...

Ailleurs, pour parer aux difficultés de la scolarisation, on affecte un Auxiliaire de Vie Scolaire davantage pour calmer le jeu ou amadouer l’établissement scolaire plutôt que pour répondre aux besoins de l’enfant ou du jeune, en pensant que cette seule présence garantit la scolarisation. Mais souvent au détriment de la pertinence des réponses : ainsi a-t-on vu des AVS « traduire » dans une prestation mimo-gestuelle pauvre et non linguistique des discours complexes tenus par des enseignants, empêchant par là aux jeunes sourds l’accès à égalité de droits, aux notions et aux concepts enseignés.

En d’autres lieux, au sein des Maisons Départementales des Personne Handicapées, les équipes d’évaluation, pluridisciplinaires mais généralistes, des Commissions des Droits et de l’Autonomie se dispensent de l’expertise « spécialisée » pour établir les moyens de compensation, au risque de fournir des réponses standardisées (adaptation prothétique, matériel pédagogique adapté, auxiliaire de vie scolaire...), là où la complexité d’une situation de handicap exigerait justement des expertises pointues pour aménager au plus juste une situation de handicap qui se manifeste de façon multiple et complexe au quotidien. C’est ainsi qu’une équipe a préconisé du LPC (Langage Parlé Complété) en le confondant avec la LSF (Langue des Signes Française).

Ailleurs encore, sous le prétexte tout à fait justifié que c’est à la famille de construire son projet, et non aux professionnels de le faire, l’enfant passe au travers de la catégorisation et donc de la situation de handicap, tout simplement parce que la famille n’a pas fait les démarches et les demandes nécessaires auprès de la Maison Départementale des Personnes Handicapées. L’injonction de prendre ses responsabilités, (« just do it » clame une marque bien connue de vêtements de sports), laisse ceux qui n’ont pas le capital (social, culturel, ....) nécessaire sur le bord du chemin.

Prendre des risques pour éviter les dangers

La liste de ces faits « insignifiants » au regard des avancées, mais si « signifiants » pour les personnes qui les subissent, pourrait indéfiniment s’allonger. Elle est le symptôme d’un certain nombre de dangers qui guettent la volonté d’égalité de droits et de chances. On pourrait sommairement caractériser trois sortes de dangers.

Le premier danger, nous en avons traité longuement plus haut, est celui de la dilution et de la banalisation des spécificités (et en définitive de ce qui fait de chacun un être avec d’autres) dans l’indifférenciation des différences individuelles mises sur un plan d’égalité, égalité de droits masquant des inégalités de fait. Ici la scolarisation va certes se faire, se développer, et sur un plan statistique, l’administration et le politique pourront faire état de la multiplication des CLIS(3) et des UPI, de la baisse du nombre d’enfants dans les instituts spécialisés, de la scolarisation de tous les enfants dans le système éducatif pour tous. Mais n’est-ce pas parfois une scolarisation à bon compte, un leurre statistique, une avancée en trompe-l’œil, le masque d’une exclusion de l’intérieur ? Pour certains acteurs, dans l’administration comme chez les acteurs de l’éducation et du médico-social, la déspécialisation surgit comme un slogan dogmatique, comme l’avait été parfois l’intégration scolaire à ses débuts.

S’il est indéniable que la socialisation, le développement et l’épanouissement de la personne passent par l’apprentissage de la vie de tous, cette vie quotidienne de l’enfant en situation de handicap n’est pas pour autant simple dans le cadre de l’école, même la plus accueillante. Cette situation est par exemple difficile lorsqu’il n’y a pas partage de communication (enfants sourds) et conduit parfois à de la souffrance, à des difficultés d’optimisation des apprentissages ou à des situations psychologiques pathogènes. La scolarisation n’est pas à l’abri d’une tentation programmatique d’assimilation et des démons du normalo-centrisme.

Le second danger est le miroir inversé du premier, celui du paroxysme de la différence. La personne n’est vue qu’au travers de ce qui la distingue des autres, des « valides » en ce qui concerne les personnes handicapées : l’identité de la personne en vient à se réduire à ce qui la différencie des autres. C’est le propre du racisme, avec les conséquences dramatiques auxquelles il conduit en certaines circonstances : la personne sera le « noir », le « juif », la « femme », le « sourd ». De cette caractéristique, qui devient ontologique, vont découler des statuts particuliers, une éducation particulière, et en définitive une légitimation de la discrimination.

Dans cette situation, le dispositif ordinaire ouvert à tous devient a priori « inadapté » à la personne dont la caractéristique principale est à la fois ce qui la distingue des autres et ce qui la réunit à ceux qui sont identiques à elle, qui partagent son identité. La spécialisation est d’emblée légitimée, ainsi que la ségrégation de fait. Ce positionnement prend des figures diverses dans le monde la surdité, figures parfois dépréciatives (« les sourds ne peuvent pas ») parfois différenciantes (« les sourds ce n’est pas comme les autres »). L’altérité devient incommensurable, radicale (« seuls des spécialistes, ou les sourds eux-mêmes peuvent s’occuper d’eux »). L’autre n’appartient plus au même monde. Ce qui par ailleurs dispense le système ordinaire de devoir s’en préoccuper, ou s’en occuper, puisque relevant d’une altérité aux frontières définies a priori comme infranchissables.

Ces deux pôles extrêmes se rejettent et s’attirent en même temps, se justifient également l’un par l’autre et l’autre par l’un, en raison des excès, des échecs et des dysfonctionnements que chacun produit de son côté. Ces deux positionnements ont produit, produisent, et risquent de produire encore de l’exclusion, de la ségrégation, que celles-ci soient au sein du système dans la banalisation des différences, ou qu’elles soient en dehors du système, dans des dispositifs spécifiques. Entre ces deux pôles existe un entre-deux, objet de tensions, mais aussi espace à définir et à construire entre deux pôles d’attraction et de répulsion. Et c’est là que surgit le troisième danger, dans cette béance de l’entre-deux, dans le vide qui s’y crée, en contexte complexe et en évolution rapide.

Il n’y a pas à regretter la disparition du spécialisé quand celui-ci produisait de la discrimination et ne permettait pas l’accès à l’égalité des droits. Ce qu’il y aurait peut-être à craindre et à redouter c’est la disparition, avec l’eau du bain spécialisé, de la mise à disposition des ressources, en particulier humaines, de compensation qui est sous-entendue par certains acteurs quand ils parlent de déspécialisation. Cette déspécialisation qui pourrait conduire au risque de la perte de l’expertise construite dans le cadre spécialisé, à la banalisation de la médiocrité. La déspécialisation nécessaire, sur un plan politique, dans le champ de la scolarisation devrait être compensée par une « spécialisation » du milieu ordinaire. Or, pour différentes raisons, c’est cette nouvelle spécialisation qui se heurte à des obstacles importants.

Qu’advient-il de la technologie éducative, pédagogique ou thérapeutique, qui jusqu’à présent relevait pour grande partie de l’éducation spéciale ? Sera-t-elle dissoute dans la banalisation d’une simple différenciation ? Faute de connaissance de cette technologie, la tentation est grande de penser qu’une compensation technique (prothèse par exemple) sera suffisante. C’est une réponse qui existe déjà, dans le milieu médical en particulier, et encore plus quand une équipe tente d’évaluer ce qu’il en est des besoins de compensation sans connaître les mises en œuvre (et les résultats) de cette technologie : une prothèse auditive de type HF dans la classe, à laquelle on ajoute un Auxiliaire de Vie Scolaire (même s’il ne connaît pas la communication spécifique) valent souvent quitus pour enregistrer la satisfaction d’une intégration scolaire ou d’une scolarisation d’un enfant sourd ou malentendant. Sans mettre en œuvre, faute de « spécialisé » ou de « spécialistes », l’optimisation des capacités et l’aplanissement des obstacles cognitifs, langagiers, affectifs, etc...

Les professionnels spécialisés, dont l’avenir manque aujourd’hui de lisibilité dans ces évolutions réglementaires et philosophiques, sont pourtant aux confins de cet espace à construire. Ils ont un rôle extrêmement important à jouer pour « spécialiser » le milieu ordinaire, le rendre perméable à se reconnaître compétent, non pas seul mais avec des partenaires, à accueillir des jeunes enfants sourds, lui apporter des compétences permettant l’inclusion de ces enfants et non plus la ségrégation dans des systèmes clos. Seule manière de faire évoluer les représentations, de changer le regard sur les personnes. Sinon ce qui est donné à voir c’est l’incommunicabilité, l’étrangeté de ce jeune sourd auquel on n’a accès que par médiation ou avec un médiateur.

L’imaginaire collectif qui veut que l’enfant en situation de handicap, et quel que soit le handicap, relève de l’autre, du spécialisé, de celui qui a fantasmatiquement des connaissances particulières qui seules permettent d’agir avec lui, pourra ainsi perdurer et légitimer le regard d’exclusion qui y est inconsciemment afférent. Alors que la pragmatique de l’action quotidienne pourrait être co-construite en articulant l’accueil quotidien, et les savoirs quotidiens avec un autre regard, une autre approche qui n’est pas substitutive, mais complémentaire. Autre regard plutôt que connaissances spécifiquement autres, qui pourrait être porté par des « spécialistes » dont les connaissances et compétences viendraient irriguer le milieu ordinaire pour y faire émerger un autre regard, celui qu’on attend d’une institution qui a aujourd’hui pour vocation d’accueillir tous les enfants, y compris les enfants en situation de handicap.

C’est là prendre des risques : entrer dans un espace inconnu, se heurter aux résistances d’une culture dont les évolutions ne sont pas toujours perceptibles, perdre de ses certitudes pour construire la complexité des réalités, affronter parfois des évidences qui empêchent de voir, inventer et imaginer des modalités d’intervention adaptées à des environnement divers, perdre la toute puissance que légitimait l’expertise professionnelle pour la partager avec d’autres expertises... Et ce ne sont sans doute pas là les moindres risques. Mais prendre ces risques, c’est éviter le danger de ne pouvoir continuer à œuvrer et à apporter des compétences auprès des enfants sourds, celui de perdre individuellement et collectivement une expertise dont la disparition risque d’affaiblir les ressources d’accès à l’égalité des droits et des chances des enfants sourds.

Jean-Yves Le Capitaine
Mai 2007

 
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Orientations bibliographiques

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Notes

(1) Page 59.

(2) Unité pédagogique d’intégration. Voir ICI.

(3) Classe d’intégration scolaire. Voir ICI.

 
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