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Discussion  Voir, sur Le forum des enseignements spécialisés, une très intéressante discussion autour de ce texte de Laurent Carle.
Articles complémentaires  Voir aussi les Compléments nécessaires à cet article, intitulés L’apprentissage « facile » de la lecture, I, II, III et IV.
Autres publications  Texte publié également sur le site de Philippe Meirieu (format PDF), sur le blog Blog Bleu Primaire, sur le site Les agoras d’ailleurs et dans le n° 106 de la revue de l’AFL, Actes de lecture, paru en Juin 2009.

 

 
Un texte de Laurent Carle
Psychologue scolaire




Au jeu de l’offre et de la demande, c’est rarement la demande qui gagne et, souvent, la demande épouse l’offre ingénument. En le privant de pédagogie, l’offre privatise l’enseignement à son profit. Ainsi, le service public d’éducation n’échappe pas à la logique financière des intérêts privés. En permanence exposée sans protection à la pression des lobbies et à la puissance financière de l’offre, la demande est facilement manipulable. La « demande » de méthodes de lecture par la voie indirecte en est une illustration caricaturale. Docilement soumise à la théorie unique de la lecture, elle s’y plie sans objection. Cette théorie, conçue par les didacticiens, concorde parfaitement avec l’offre, beaucoup moins avec les besoins des écoliers, pas du tout avec la lecture que pratiquent les vrais lecteurs. Dans la vie, personne ne lit comme à l’école. L’originalité singulière de la théorie dominante et des outils d’enseignement qu’elle propose est de faire de la lecture scolaire une activité spécifique, propre et intemporelle, qu’on ne pratique nulle part ailleurs. À l’école du manuel de lecture, lire c’est oraliser les signes écrits à voix haute ou dans le souffle, c’est réveiller les sons dormant sous les signes ; nul ne peut savoir lire avant enseignement de la méthode et nul ne peut apprendre à lire sans enseignement par méthode.(*)

Toutes les « méthodes de lecture » enseignent une fiction, le « code de correspondance » et la compétence livrée avec, le décodage. L’adhésion, ou non, des élèves fait de ces méthodes des instruments de sélection invisibles et insidieux. Y échappent ceux qui savent déjà lire ou qui apprennent à coté des leçons et hors de l’école, en trichant avec le « code ». Les élèves disciplinés qui tentent d’appliquer ce code déchiffreront à vie sans comprendre ce qui leur arrive. Séduisant les maîtres par leur semblant de rationalité, adoptées sans examen critique, elles deviennent des pièges à élèves. Elles trompent les plus naïfs et les plus démunis au plan culturel. La lecture au bruit de la lettre produit, bon an mal an, 20 % de syllabeurs-bafouilleurs non lecteurs, malgré dix années d’école. Apprendre à lire avec une « méthode de correspondance », c’est comme apprendre à marcher avec un bandeau sur les yeux. Selon les guides didactiques, lire « par la voie indirecte » consiste à passer par une mise en sons, c’est-à-dire à « écouter le bruit des lettres » qui, par définition, sont muettes et n’ont pas de sens. Ce détour cognitif, imposé à l’enfant, lui est présenté par les « méthodes de lecture » sous l’appellation de décodage, guidé par le « code de correspondance ». Une avalanche de produits didactiques tout-en-un propose unanimement la même et unique démarche d’acquisition de la lecture, à quelques variantes près : le catalogue des sons et les règles d’association de ces sons, de leur conversion en graphies et vice-versa (élève phonographe à l’écriture, graphophone à la lecture), sans offrir nulle possibilité, ni opportunité de mise en question de cette définition du savoir-lire et de la méthode pour l’acquérir. Leur point commun : la passivité intellectuelle de l’apprenant. Leur valeur commune, présentée comme recette de la réussite : le travail. Quand on propose aux enfants une méthode d’apprentissage en laquelle on n’espère qu’un mince succès, on se voit contraint de les inciter à une laborieuse ardeur. Au besoin, un éventail de récompenses-punitions décuplera les efforts. S’échinant comme forçats à apprendre à lire par une voie périlleuse, les élèves, improvisés marins-pompiers, volent au secours de la méthode avant qu’elle ne fasse naufrage. On sait bien que, sans leur « travail » et leur « volonté », la méthode s’appellerait Titanic. Pourtant, du fait d’une conception moraliste qui stigmatise comme faute l’erreur d’apprentissage, l’échec n’est jamais imputé aux auteurs qui ont conçu le manuel et à l’éditeur qui l’a mis sur le marché. Non soumis à l’obligation de résultat, ceux-ci sont innocents à perpétuité, tandis que les élèves, en devoir de réussir, sont coupables et handicapés à vie s’ils échouent.

« Je ne choisis pas ma méthode au hasard. Je choisis librement, sans influence, me semble-t-il, celle dont les auteurs m’ont convaincu qu’elle est « bonne ». Si la méthode que j’ai adoptée est irréprochable, le responsable de l’échec éventuel ne peut être que le maître ou l’élève. Dans le doute, j’aime autant penser que ce n’est pas moi. Si ce n’est pas moi, c’est que l’échec est inscrit, de toute éternité, dans une sorte de déterminisme génétique ou provoqué par un risque lié aux facteurs sociaux. D’ailleurs, ce qui balaie mes doutes, c’est que, depuis toujours, dans le service public d’éducation français, ce n’est pas le prestataire du service qui doit réussir, mais son destinataire. Et depuis 50 ans, l’institution scolaire, comme les structures médico-psychologiques et psychopédagogiques, traite l’échec scolaire au coup par coup, par la prise en charge individuelle des élèves. Pas de mise en question des méthodes et du système, pas de soutien psychologique, ni d’aide pédagogique pour les maîtres. C’est donc que tout va pour le mieux dans le dispositif didactique en amont de l’apprenant. » Depuis toujours, on soigne le symptôme sans s’interroger sur la cause.  Mais, pourquoi, après avoir localisé a priori celle-ci chez l’élève, quelle que soit sa nature, apporte-t-on une réponse qui exclut toute solution globale ? Les psychologues, les rééducateurs, les réseaux d’aide, les centres médico-psychologiques et structures de soin spécialisées produisent-ils du changement dans les classes ou renforcent-ils l’homéostasie du système : toujours plus de la même chose ? Agents de subvention pédagogique ou agents de maintenance ? Pourquoi l’enseignement, entreprise qui rencontre autant d’aléas et d’incertitudes, est-il considéré comme variable négligeable et ses professionnels, supposés étrangers aux difficultés, laissés à eux-mêmes, sans aide et sans soutien ? Pourquoi tant de tabous ? Si apprendre c’est corriger ses erreurs, la clause d’infaillibilité, en protégeant du désaveu, interdit la formation, le perfectionnement, la réforme et le changement. Cette politique de l’autruche empêche toute évolution dans la conception de l’enseignement de la lecture, étale un voile sur ses ratés, freine la recherche didactique, disqualifie toute connaissance en la matière et exclut toute pédagogie. Par contre, elle pérennise le soin aux élèves « en échec », théoriquement temporaire. Tout se passe comme si on avait choisi de sauvegarder tout à la fois l’industrie du livre de lecture et les métiers périphériques qui font profession de sauvetage aux enfants malades de l’école, plutôt que de réformer l’enseignement. Heureusement pour les bambins, l’apprentissage de la marche et de la parole ne déclenche aucune production, ni commerce de méthodes et donc, ces premières acquisitions se font par un apprentissage sans enseignement. On ne leur demande pas d’apprendre à marcher avant de marcher. Aucun chantage moral au « travail » de marche ou de parole ne vient perturber le développement enfantin. Ni devoirs, ni leçons. Sans quoi, nous aurions une armée de soigneurs dispersés dans des ateliers et... 20 % de catatoniques des membres inférieurs, plus 20 % de mutiques.

Les « méthodes » fleurissent sur un postulat non questionnable : l’antériorité de l’enseignement des règles sur l’apprentissage des savoir-faire. Ce postulat dit que toute compétence scolaire - lire, compter, dessiner ou chanter - ne peut être acquise qu’après mémorisation de l’ensemble des règles de la discipline enseignée. « Apprends d’abord tes règles, ton résumé, tes tables et tableaux ! » Plus qu’un conseil pédagogique, plus qu’une consigne d’action, c’est là une loi fondamentale qui ne souffre aucune transgression. Ce préalable s’impose comme code moral de bonne conduite. Les maîtres marginaux qui n’y soumettent pas leurs élèves sont jugés laxistes. « Ils ne font pas leur travail ». Les bons élèves passent outre, discrètement. Une fois la maîtrise du geste acquise, la formulation réfléchie de la règle leur suffira pour la mémoriser.

Autre effet secondaire indésirable : cette profusion de manuels clef-en-main, tous pareils et concurrents à la fois, paralyse chez leurs utilisateurs, réduits à l’état de consommateurs par la publicité déclarée ou par la doctrine didactique, la réflexion pédagogique et le questionnement sur le processus d’accès au sens de l’écrit. Les didacticiens et entrepreneurs de la lecture au bruit pensent la pédagogie de la lecture à la place de ceux qui l’enseignent, qu’ils considèrent comme simples exécutants d’une méthodologie élaborée en dehors et loin de la classe, bible pédagogique d’une mythologie dont on ne connait pas l’histoire. Penser avant d’enseigner semble aussi superflu que penser en lisant : « lis d’abord, tu comprendras après ! ». Pouvoir miraculeux de l’idéologie, non seulement, personne ne met la méthode unique en question, mais on la réclame unanimement. On la cherche quand on ne la voit pas. Du maître qui, après avoir renoncé à « la voie indirecte » et refusé de choisir « sa méthode » sur le plateau bien fourni de l’offre commerciale, enseigne sans « méthode », les usagers convaincus de sa nécessité et les méthodistes dogmatiques disent qu’il « fait de la globale ». Chaque adulte en état de penser, théoriquement de façon autonome, est convaincu à son insu, bien qu’il ait appris à parler en parlant et sans méthode (sans manuel de parole), qu’on ne peut pas lire avant d’avoir appris avec une méthode. « On ne peut pas apprendre à lire en lisant. Pour lire, il faut savoir lire ! » Règle paradoxale ! Ainsi, la doxa convole avec l’orthodoxie, qui répond aux attentes des conservateurs et réactionnaires, partisans des méthodes sélectives, celles, béabêtifiantes, qui, empêchant les enfants de pauvres d’apprendre à lire, procèdent à un tri éliminatoire précoce. Dès le départ, elles écartent bon nombre de concurrents pour qu’ils n’encombrent pas la piste de compétition. L’offre des producteurs de méthodes colle parfaitement à cet unanimisme de la pensée « pédagogique » et réciproquement. Malheureusement, ce jeu de rétroactions négatives « offre-demande », en renchérissant, aboutit, comme peau de chagrin, au rétrécissement et à l’uniformité des pratiques, étayées par une pensée unique qui réduit la pédagogie à un catalogue de procédés didactiques « en vente dans toutes les bonnes librairies ». Comme toujours, ignorant les besoins cognitifs des enfants, l’offre façonne la demande pour en faire la clientèle des outils qu’elle produit. C’est tout le contraire d’une institution au service de l’enfance. Or, face à l’hétérogénéité grandissante des élèves, la voie unique d’accès à l’écrit est loin d’être la panacée « pour lutter contre l’échec scolaire »... qu’elle crée. Cette théorie mécaniste de l’apprentissage par l’oreille de l’écrit (langue exclusivement visuelle), construite pour satisfaire le rêve rationaliste de ses prédicateurs et officiants, fonctionnerait très bien dans une classe sans élèves, sur des perroquets ou sur les cerveaux formatés d’un univers de science-fiction. Transmis par ses agents pathogènes, les manuels scolaires, l’oralisme dans l’enseignement de la lecture est une maladie didactique endémique. Pendant que, par la voie réflexe court-circuitant le cortex, les enfants font du bruit avec leurs bouches (cha, che, chi, cho, chu, ché, ban, ben, bin, bon, bun,), leurs cerveaux restent en jachère et s’atrophient.

L’institution enseigne l’écrit comme s’il était le parent pauvre, l’enfant bâtard de l’oral, le conservatoire de la langue parlée. Pourtant, l’écrit est la langue des scientifiques, des philosophes, des poètes et des écrivains, la langue de la pensée, bien plus riche que l’oral, langue de la parole. Faire de l’apprentissage de la lecture à l’école une activité qui consiste à sonoriser des syllabes, c’est annuler avec désinvolture toute l’histoire, toute la culture de l’humanité. Lire, c’est penser avec les yeux, c’est mettre du sens sur des signes, sans détour par l’oral. C’est prévoir, anticiper, prélever des indices de sens, imaginer, vérifier ses hypothèses, le plus rapidement possible, sans déchiffrer, sans oraliser, sans subvocaliser. Lire, c’est comprendre avec le minimum d’informations. C’est, d’un regard, aller à l’essentiel, faire le tri pour faire du sens en prélevant les indices pertinents, en négligeant les autres. Ce que les méthodes n’apprennent jamais. Au contraire ! Elles font tout déchiffrer. Tout déchiffrer est la « voie royale » pour ne pas lire. Autrefois, pour avoir du son il fallait faire l’âne. Aujourd’hui, au XXIe siècle, on réussit à faire des ânes en faisant faire du son. On fait des illettrés. L’école sous influence s’obstine à enseigner des règles de « correspondance » inutiles et trompeuses, qui n’existent pas, et à ignorer les stratégies de lecture qui permettraient à tous les Français de devenir lecteurs. Comme le lecteur expert, le débutant, vrai lecteur, celui qui est bien informé sur la nature et la fonction de l’écrit et non abusé par les méthodes, trouve son bonheur dans la lecture elle-même. Soit, il satisfait un besoin en réalisant le projet qui avait motivé sa lecture, soit, il y prend le plaisir que procure la littérature. Il n’attend pas une de ces récompenses infantilisantes que le maître conforme à la tradition distribue avec parcimonie et « méthode ».

Apprendre à lire, c’est apprendre les opérations mentales qu’utilisent les lecteurs confirmés et non se livrer à des exercices scolaires de réflexologie sans rapport avec la lecture. Quand on sait conduire une auto, on peut prendre des leçons de mécanique pour pouvoir se dépanner si on veut voyager dans une région désertique. Mais tout savoir en mécanique, préalablement aux leçons de conduite, n’apprend pas à conduire. L’apprentissage de la conduite se fait en circulant dans la rue, au volant, non au garage ou devant des schémas de moteurs éclatés. Déchiffrer, c’est faire l’inventaire minutieux de la longue liste des pièces mécaniques... avant de tourner la clef de contact. Autrement dit, c’est ne jamais conduire !

Que serait un « livre de lecture » qui proposerait d’apprendre à lire par la voie directe, la voie du sens ? Ce serait un livre sans « méthode ». Un livre simplement.  Remplacer le manuel par les livres, c’est mettre la didactique au service de la pédagogie. Ou, sortir du jeu de l’offre et de la demande pour revenir à un service public au service des besoins.

Laurent Carle
Mars 2009

 
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(*) Françoise Dolto, 5 ans, à la maîtresse de lecture qui vient de lui annoncer qu’elle sait lire enfin : « je voudrais savoir comment on apprend à lire pour de vrai ».

 
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