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Discussion  Ce texte est le troisième complément à un précédent article de Laurent Carle, Au jeu de l’offre et de la demande. Voir aussi les compléments I, II et IV. Ces textes sont en lien avec une dicussion sur Le forum des enseignements spécialisés.

 

 
Un texte de Laurent Carle
Psychologue scolaire




Parfois, je serais tenté de renoncer à ma dissidence et rentrer dans le rang, en chantant les louanges de la syllabation comme porte d’accès à l’écrit. C’est tellement plus agréable de se présenter comme prédicateur des paroles que l’opinion aime entendre ! Mais ce serait laisser l’opinion et la profession à leurs prédateurs. Et la lecture des commentaires, en français dans le texte, de l’actualité, par les navigateurs du Web, n’incite pas à cesser de dénoncer les errements de l’enseignement de l’écrit à l’école :

Qallons nous pouvoir faire de plus avec le chomage qui fais que ca de monte...
Ce qui vas venir vas etre pire on entemps beaucoups parler de mai 68 en pire...

(sic)

Si j’avais voulu illustrer ce paragraphe :

« Au jeu de l’offre et de la demande, c’est rarement la demande qui gagne et, souvent, la demande épouse l’offre ingénument. En le privant de pédagogie, l’offre privatise l’enseignement à son profit. Ainsi, le service public d’éducation n’échappe pas à la logique financière des intérêts privés. En permanence exposée sans protection à la pression des lobbies et à la puissance financière de l’offre, la demande est facilement manipulable. La « demande » de méthodes de lecture par la voie indirecte en est une illustration caricaturale. Docilement soumise à la théorie unique de la lecture, elle s’y plie sans objection. »

j’aurais choisi ces aveux sincères de blogueurs :

« Enseignante en classe de G.S/C.P j’utilise la méthode Alpha associée à une autre. Elle est vivante et active, les enfants rentrent vite et avec plaisir dans le monde de la lecture. »

« La planète des alphas a l’air sympa en effet. Moi j’utilise en cahier d’exercices Youpi je lis chez Belin. Ça marche très bien avec toute la classe, même avec les enfants en difficulté. C’est surtout le travail préparatoire à la lecture et notamment le boulot d’écoute des sons qui est très bon. »

Ces déclarations de satisfaction spontanées illustrent bien la capture idéologique et la foi méthodiste des captifs. Convaincu sans discussion qu’on lit avec les oreilles, chacun pense s’être approprié la méthode de son choix à laquelle il s’est soumis sans méfiance. Chacun pense intimement, sous l’emprise de l’idéologie, avoir choisi, en toute indépendance de pensée, une méthode très différente de ses concurrentes du marché et bien meilleure. C’est pourtant bonnet blanc et blanc bonnet. À propos d’enseignants, otages du phonisme des auteurs, didacticiens, médecins ou orthophonistes, on peut parler de syndrome de Stockholm. Mais à la différence de ce syndrome, qui n’affecte jamais, du fait de la rareté des prises d’otages révolutionnaires dans le monde, qu’un tout petit nombre de personnes, ce détournement idéologique touche le monde enseignant en totalité. Autre différence, les victimes du détournement de conscience ne sont pas les professionnels captifs, mais leurs élèves. Les pirates, fabricants méthodistes, jouent en terrain conquis. Ils réalisent le rêve de tout tribun : s’adresser à un auditoire acquis d’avance. Ils vendent des manuels, dits méthodes de lecture, sortes de tout-en-un prêts à enseigner, censés aider les enseignants, en réalité destinés à les dissuader de renoncer à enseigner le déchiffrage. Les enseignants, persuadés d’œuvrer dans l’intérêt des élèves, adoptent, sans le moindre doute sur son efficacité, un de ces outils commerciaux recommandés par les didacticiens, théoriciens de la phonographie, et par le ministère de l’éducation. En amont de l’acte éducatif, cette prothèse didactique, qui leur fournit une réponse avant toute interrogation, les empêche de penser, de se questionner, de mettre en question leurs pratiques, de chercher ce que lire veut dire, de choisir une pédagogie de la lecture. Ensuite, en aval de l’enseignement, les procédés de remédiation de la lecture, mis en œuvre dans les ateliers de réadaptation et de rééducation re-présentent aux élèves en échec de lecture - et pour cause - le même menu, avec une définition de l’écriture et de la lecture qui maintient leurs oreilles dans le bruit de la lettre et les empêche de penser :

La Planète des Alphas est une méthode pour apprendre à lire de manière ludique et efficace. Elle est également utilisée avec succès pour la rééducation des troubles de l’apprentissage de la lecture (dyslexie, dysphasie, dyspraxie, ...).

D’ailleurs, les examens psychologiques qui « évaluent » les échecs en lecture ne se préoccupent jamais de sens, ils se concentrent sur le déchiffrage :

« Sur le plan de la lecture, il connaît toutes les lettres, les associe pour former des syllabes simples ; il sait lire et écrire sous dictée les mots composés avec ces éléments... »

« Il lit les voyelles, les consonnes, les syllabes simples mais ne sait pas déchiffrer les mots. »

« Il connaît les voyelles et les consonnes mais fait des confusions (n/m, q/p, b/d). Les mécanismes associatifs ont commencé à se mettre en place. Sait associer tout seul c et o = co mais ne parvient pas à associer f et in (réponse : la). »

« Incapable de mémoriser et d’assembler les consonnes et les voyelles, il ne peut donc pas lire un texte. »

Dans l’enseignement, comme dans la rééducation, les outils « à succès » concourent à maintenir les professionnels et leurs petits usagers sous l’ombrage de la doctrine : on apprend d’abord à associer des unités élémentaires décomposées et isolées avant de saisir l’ensemble dans sa complexité(*). C’est entendu comme une évidence, rééduquer consiste à faire plus de la même chose. Entre l’écriture, comme un codage, un moyen de transcrire des unités sonores en unités graphiques et ce même apprentissage comme le mode de construction d’un système de représentation, il n’y a ni débat, ni discussion. Ainsi, l’enseignante de GS-CP ci-dessus ne refuse pas le débat, elle ne l’envisage pas. Elle confond lire et déchiffrer, comme les auteurs de la méthode. Les méthodistes lui fournissent la réponse avant qu’elle ne se pose la question : « l’écriture est une codification du langage oral ; La planète des alphas étant une méthode phonique qui travaille de manière explicite les correspondances graphème-phonème et donc le déchiffrage, ceci, dès le début de l’apprentissage, constitue indubitablement une aide précieuse pour les enfants issus de milieux défavorisés » affirme madame Claude Huguenin, auteur à succès. Le principe fondamental du programme didactique de Lire avec Léo et Léa, de mesdames Cuche et Sommer, est « l’acquisition de la conscience phonémique et du lien conventionnel établi entre la lettre et le son. (La transcription de notre langue a le principe alphabétique pour socle (une lettre transcrit un son) ». Une lettre = un son ? c’est nouveau, ça vient de sortir ! Qui a entendu, au moins une fois dans sa carrière, parler de l’écriture comme d’un système de représentation de la pensée ?(**) L’écrit à l’école fait peur aux maîtres plus qu’aux élèves. Quand on aborde la lecture-écriture en journée pédagogique, en formation de pro ou sur site « pédagogique », c’est pour échanger les recettes didactiques de transcription phonographique. L’école française pratique si peu l’écriture que, lorsqu’on parle « écriture » entre enseignants, il s’agit, soit de calligraphie, soit de copie. Le vrai travail d’écriture est rarissime. Les heures de français « écrit » sont occupées à 90 % par des travaux de copie, des devoirs de grammaire, conjugaison, orthographe et dictées, prétextes à notation destinée aux carnets de notes, instruments de sélection plus que d’apprentissage. Même en mathématique, les élèves qui n’arrivent pas à résoudre un problème de cours moyen ne savent pas lire-écrire, en fait. Ils ignorent la réflexion dans le silence de l’écrit parce que, ayant trop bien appris et acquis la « conscience phonologique » et la « correspondance grapho-phonologique », ils ne savent pas entrer dans l’écrit en silence... et penser. Il faut le dire encore et encore : l’écrit n’est pas un outil de transcription de la parole mais ce par quoi la pensée peut, à la fois, se représenter sous forme de signes graphiques, s’élaborer, s’ordonner et se mettre en forme. Ecrire, c’est penser avec les yeux, en liberté. Lire, c’est penser ce que l’auteur a écrit.

« Ecrire apparaît comme l’une des façons les plus excitantes de s’exercer à penser et à vivre sans rien devoir à personne... Pour être au clair avec soi-même, pour savoir de quoi sa propre pensée est réellement capable, l’épreuve de l’écriture paraît cruciale... Tout le monde devrait écrire pour soi dans la concentration et la solitude... En écrivant, je ne cherche pas à m’étonner, encore moins à surprendre les lecteurs, j’essaye simplement d’animer des zones mal connues de ma sensibilité, d’ébranler le train de ma pensée dont le mouvement ordinairement chaotique et vague est sommé de prendre rythme et forme en se fixant. Le plus beau de l’écriture, c’est cette tension entre ce qui est écrit et ce qui est à écrire, c’est l’usage d’une liberté qui prend ses risques en laissant ses traces... »

Georges Picard, Tout le monde devrait écrire, José Corti, Paris, 2006.

Si ce qui fonde l’humain, c’est, pour citer aussi Pascal Ourghanlian, « l’expression d’une pensée autonome », peut-il exister une pensée autonome sans la maîtrise de l’écrit, en tant que système de représentation de la pensée ? Si le credo de Georges Picard s’applique aux adultes, à l’école, il s’impose a fortiori, et les phonologues méthodistes, qui s’y opposent, sont des extincteurs de pensée.

Laurent Carle
Mai 2009

 
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(*) Plutôt que d’apprendre la langue par l’usage, les méthodes, en conformité avec la doctrine, préfèrent inviter l’enfant à l’inventer. Elles ont choisi de lui faire mémoriser des éléments linguistiques isolés, abstraits et insensés, donc beaucoup plus difficiles à retenir, qu’elles lui demandent d’associer lettre à lettre, pour créer des syllabes, puis des mots, comme on assemblerait un puzzle dont on ne posséderait pas le modèle fini. La justification qu’elles en donnent : « Il est impossible de mémoriser des mots à l’infini et tôt ou tard la mémoire va saturer. » On se demande bien comment les jeunes enfants apprennent à parler en mémorisant les mots entendus « à l’infini », sans saturer. Selon la théorie dominante, il serait donc plus facile d’inventer des mots qu’on ne connaît pas, graphie comprise (voir ce que ça donne, plus haut), que de reproduire ceux qu’on vient d’apprendre ! En appliquant cette doctrine à la lettre, on privilégie bien la lettre, mais on néglige l’esprit !

 

(**) Des extraterrestres débarquant sur terre découvriraient avec étonnement que ce qui fonde l’école primaire, à savoir, l’apprentissage et la diffusion de masse de l’activité lire-écrire, n’est pas encore, après plusieurs siècles de civilisation, un concept défini avec clarté dans la tête des enseignants. Ils chercheraient alors à comprendre pourquoi à l’école on apprend à lire sans lire, alors qu’apprendre, c’est faire ce qu’on ne sait pas faire pour apprendre à le faire. Ils découvriraient avec stupéfaction que la définition majoritairement admise et habituellement mise en œuvre, la plus inappropriée qui soit à la fonction de communication différée de l’écrit, est : lire c’est traduire oralement les signifiants phonétiques que sont les lettres, les syllabes et les mots. De surprise en surprise, ils découvriraient ensuite avec effarement la consigne donnée aux maîtres par toutes les méthodes : il faut bien distinguer le nom des lettres de l’alphabet (a, bé, cé, dé, e, èf...) et le bruit que font les lettres dans les mots. C’est ce “bruit” qui est important pour l’apprentissage de la lecture, cette « instruction » se résumant par la formule : « je vois/j’entends » !!!

Ils sont fous ces terriens !

 
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