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Discussion  Ce texte est le second complément à un précédent article de Laurent Carle, Au jeu de l’offre et de la demande. Voir aussi les compléments I, III et IV. Ces textes sont en lien avec une dicussion sur Le forum des enseignements spécialisés.

 

 
Un texte de Laurent Carle
Psychologue scolaire




Extrait du commentaire de Pascal Ourghanlian :

« Emilia Ferreiro se garde bien de faire de son travail de recherche des propositions pédagogiques. Elle souligne cependant que du choix qui est fait de privilégier :

dépend la mise en œuvre d’une pratique quotidienne de lecture-écriture bien différente selon le cas. »

*

Entre ces deux pratiques quotidiennes de la lecture-écriture, évoquées par Pascal Ourghanlian, il y a plus qu’une différence. D’abord, il y a contradiction, incompatibilité, entre noter des sons et penser par écrit. Ensuite, la deuxième activité didactique est un fantôme invisible enfermé dans son linceul de plomb au monument aux morts de l’école. Qui la pratique ? Qui pense que l’écriture puisse exister comme système de représentation de la pensée ? L’opinion, profane ou professionnelle, candide et adhérente aux « livres de lecture », ne connaît que le codage, la « transcription d’unités sonores en unités graphiques ». L’enfant de 6 ans, même celui dont la maman enseigne la lecture, se heurte donc à un double obstacle, à un double abus didactique scolaire, abus encouragé et applaudi par les scientifiques, les formateurs, les idéologues, la presse, la hiérarchie, le pouvoir politique et... la police, par conséquence :

  1. ne pas tomber dans le piège de la fausse théorie enseignée par les méthodes : l’écriture sert à transcrire les phonies en graphies ;
  2. découvrir, sans l’aide de l’enseignement, la fonction et le sens de l’écrit, et malgré la consigne : « surtout, ne devine pas, je te surveille ! », inventer la vraie lecture, la lecture en tant que prise de sens par la voie directe.

Les mieux placés pour éviter le piège et découvrir ce que leur cache l’enseignement sont les enfants d’enseignants et des classes moyennes. En effet, ils peuvent observer tous les jours que l’usage familial de l’écrit n’a rien à voir avec celui qu’on leur enseigne. On y lit du sens dans le silence, sans détour par l’oralisation. On y fait un usage fonctionnel, social et personnel de l’écrit. Cet apprenti lecteur-là, moins otage, moins captif que ses petits camarades prolétaires, échappera au piège et fera comme font les écrivains. Aucun auteur n’a jamais parlé et ne parlera, avant, ce qu’il a l’intention d’écrire, après. L’écriture est un face à face imprévisible entre l’auteur et le texte, un surgissement qui rebondit à chaque ligne, un aller-retour entre l’œil et la main, une élaboration de la pensée dans le silence, comme toute pensée. « Une pensée riche ou fine ne peut trouver une forme adéquate en dehors de l’écriture » (Georges Picard, Tout le monde devrait écrire).

Aucun lecteur ne sonorise l’écrit. Aucun vrai lecteur n’a jamais déchiffré pour apprendre à lire. S’il fallait déchiffrer pour apprendre à lire, l’audiovisuel aurait fait disparaître le livre. Grâce à la simplicité de l’orthographe latine, je peux déchiffrer les sons du latin écrit, langue non parlée, sans aucune erreur de « décodage ». Il suffit de s’entendre sur les conventions de conversion phonologique. Pourtant, en décodant le latin dans ma cuisine, je ne comprends rien et ne pense à rien. Je déchiffre... en l’absence de toute pensée cohérente et élaborée, comme un humain sans cortex. Or, ce déchiffrage aveugle est impossible en langue française. Car, c’est le sens et la syntaxe qui donnent le « son ». C’est quoi le son de la lettre t ? Nous portions les rations. Nous rations les exécutions. Nous exécutions les portions... Et le son de la graphie en ? Les poules du couvent couvent. Les clients plient soigneusement le lien. Pourtant, les méthodes de lecture, pleinement détournées de la raison graphique par le phonocentrisme, ne connaissent ni la grammaire, ni l’orthographe. Elles enseignent ce qu’il fO croire. La fusée est peut-être tombée sur la tête des Alphas, mais elles ont mis les enseignants dans leur poche.

Par opportunisme commercial et contre toute intelligence, les fabricants de méthodes, sans exception, ont fait le premier choix de Ferreiro : Planète des Alphas, Boscher, Gafi le fantôme, Léo et Léa, Le Sablier, Ratus et ses amis, etc. Et la clientèle captive des enseignants aussi, forcément, puisqu’un seul choix lui est offert ! Si on fait le second, il n’y a pas plus de « méthode de lecture » que de beurre en barre. On se trouve donc bien en présence d’une théorie unique. Elle dit : « Le sens est important, bien sûr, mais second. Le déchiffrage est premier et primordial. Dans l’ordre des apprentissages, il passe avant le sens. Comprendre, c’est mieux, mais d’abord, il faut déchiffrer. Avant de se mettre en selle, il faut apprendre à rouler à bicyclette ! » Les fabricants ont fait le choix de la facilité didactique, c’est-à-dire celui de la difficulté d’apprendre à lire-écrire, contrairement à leurs déclarations mensongères. Ils enseignent le déchiffrement et c’est bien suffisant. Pour le sens, ce n’est pas leur affaire. Que chaque élève se débrouille et que le meilleur gagne ! On vendrait plus difficilement sa marchandise si on disait la vérité sur le produit. En enseignant cette conception théorique fausse : l’écriture ne serait que la transcription graphique des sons de la langue parlée, la méthode pose un problème insoluble aux élèves les plus naïfs. Or, le deuxième choix de Ferreiro fait de l’écriture la représentation graphique de la langue et/ou de la pensée. En poussant ce choix didactique un peu plus avant, dans l’intérêt de l’enfance, l’écrit devient une langue pour les yeux. Et cela illustre bien mon paragraphe :

« Lire, c’est penser avec les yeux, c’est mettre du sens sur des signes, sans détour par l’oral. C’est prévoir, anticiper, prélever des indices de sens, imaginer, vérifier ses hypothèses, le plus rapidement possible, sans déchiffrer, sans oraliser, sans subvocaliser. Lire, c’est comprendre avec le minimum d’informations. C’est, d’un regard, aller à l’essentiel, faire le tri pour faire du sens en prélevant les indices pertinents, en négligeant les autres. Ce que les méthodes n’apprennent jamais. Au contraire ! Elles font tout déchiffrer. »

Apprendre le son des syllabes et des lettres pour les oraliser n’apprend pas l’écrit. Comme son nom l’indique, la langue écrite est une langue. On apprend une langue en la pratiquant, non en mémorisant des règles abstraites, encore moins en cherchant à appliquer un code qui n’existe pas (ce code qui « légitime » le commerce des méthodes). La pratique de l’écrit passe par... l’écrit. Pour pratiquer l’écrit, il faut y entrer et y rester, non le convertir en sons, terme à terme, et s’y soustraire. La vraie difficulté est là. Contrairement à l’annonce des auteurs de la « Planète des Alphas », on n’entre pas en une semaine dans un système de représentation inconnu. Il faut plusieurs années. Ce n’est pas facile. Faire l’annonce de la rapidité et de la facilité, c’est mentir, mentir sur la forme et sur le fond. Argument de vente fallacieux ! Les méthodes proposent l’évitement de l’écrit par l’oralisation, le contournement de la difficulté par de fausses règles de « correspondance » et une symbolique de pacotille, irrationnelle, imaginaire et annoncée comme magique : le « son » / f / est représenté par la fusée et le « son » / o / par monsieur O. Toutes enseignent la « correspondance » phonographique « sous une forme ludique ». Mais dans les classes, les maîtres récompensent ceux qui gagnent et punissent les perdants. Drôle de jeu ! Dès que ça se gâte, on ne joue plus. Et quand on veut sonoriser l’écrit avant de l’avoir lu, ça se gâte très vite !

Laurent Carle
Mai 2009

 
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Dernière révision : lundi 03 février 2014 – 20:05:00
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