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Discussion  Ce texte est le quatrième complément à un précédent article de Laurent Carle, Au jeu de l’offre et de la demande. Voir aussi les compléments I, II et III. Ces textes sont en lien avec une dicussion sur Le forum des enseignements spécialisés.

 

 
Un texte de Laurent Carle
Psychologue scolaire




Pour répondre aux commentaires, j’ai cité quelques passages de mon article, au risque d’afficher un narcissisme de mauvais aloi. Voici donc quelques citations qui ne sont pas de moi, extraites du livre La lecture et l’enfant, de Karen Zelan et Bruno Bettelheim, chez Robert Laffont, 1981, suivies d’idées judicieuses de quelques autres.


« L’adulte, quand un texte l’ennuie ou le dégoûte, s’arrête de lire ou jette le livre ; l’écolier n’en a pas le droit...
L’extrême simplicité des phrases des manuels de lecture empêche le texte de communiquer quelque chose d’intéressant et n’encourage donc pas l’enfant à investir son énergie mentale dans la lecture. Quant à la formulation, elle se rapproche du langage « télégraphique » du bébé, alors que l’élève devrait au contraire sentir que l’apprentissage de la lecture constitue un progrès et non pas un retour à une façon de penser et de parler déjà bien dépassée.
Autre affront, encore plus grave, infligé à l’intellect naissant de l’enfant : la répétition sans fin des mêmes mots, qui fait également revenir l’enfant à un stade infantile où il ressassait les rares termes de son vocabulaire... Prétendre que la répétition de quelques mots puisse constituer une histoire est bel et bien une insulte à l’intelligence de l’enfant... S’il est mis en demeure de se contenter de lire les phrases stupides du livre, telles qu’elles sont imprimées, l’enfant éveillé en conclura que la lecture, du moins en classe, est une activité qui ne fait pas appel à son intelligence ; et l’enfant qui doute de ses capacités en déduira qu’on le juge peu intelligent... Il est indispensable d’offrir à l’enfant un matériel de lecture qui fasse appel à l’ensemble de sa personnalité...
Les manuels tentent de faire croire à l’enfant que leur but est de le divertir et que la lecture n’est rien d’autre qu’un passe-temps amusant. Mais ce n’est pas pour cela que nous apprenons à lire aux enfants ; nous le faisons parce que les livres sont la source d’information et de savoir la plus importante dont puisse disposer l’être humain, et que plus tard l’enfant ne pourra rien apprendre s’il ne sait pas lire... La quasi-totalité des manuels présentent le jeu et les divertissements comme la seule chose qui compte dans la vie. D’après ces livres, ni les enfants, ni les adultes ne doivent s’appliquer à quelque tâche sérieuse ; les livres, la lecture n’ont aucune importance. Qui plus est, ces livres, qui prônent l’amusement, ne contiennent que des textes qui ennuient et lassent l’enfant...
Les éducateurs désirent avant tout que les jeunes lecteurs se concentrent sur le décodage ; ils sont obsédés par l’identification des mots et sont persuadés que l’intérêt porté au sens détournerait l’enfant du déchiffrage exact. En réalité, c’est le contraire qui est vrai : l’enfant qui apprend à lire n’est vraiment motivé que par la recherche du sens et par l’intérêt qu’il porte à la signification du texte. »


Ce qui précède fut écrit il y a 28 ans. Bruno Bettelheim, dangereux « pédagogiste » dont les écrits distillent encore leur venin, réitérerait s’il vivait encore. Car rien n’a changé. Les méthodes « modernes » font syllaber les élèves « comme dans le temps ». D’ailleurs, les éditeurs remettent sur le marché celles de cent ans. Et ils trouvent clientèle. En pédagogie de la lecture, la confusion règne absolument. D’autant que les derniers ministres de droite ont légalisé cet enseignement de la syllabation, en prenant parti par instructions ministérielles dans le faux débat syllabique-globale, couverture « pédagogique » à la bataille politique gauche-droite pour le pouvoir dans l’institution ! Ces nouvelles instructions pédagogiques, dont les conséquences désastreuses affecteront désormais la totalité des générations d’enfants scolarisés, feront mille fois plus de dégâts que l’extinction progressive des RASED. On peut, d’ailleurs, observer que bien des maîtres et rééducateurs des réseaux d’aide utilisaient déjà depuis longtemps les méthodes d’enseignement de la syllabation aujourd’hui recommandées. Le ministère taille dans le budget « personnel » pour faire de petites économies, mais il ne supprime pas l’achat de manuels qui coûtent très cher. Peut-on lutter efficacement contre l’échec en réutilisant, pour y remédier, les procédés didactiques qui le déclenchent ? Si, sur ordre ou sous influence, pour se porter au secours des enfants naufragés, avec un dévouement exemplaire, on utilise les techniques qui ont servi à les noyer, il sera difficile de les ramener au sec, sains et saufs. Que peut-on faire d’autre qu’enseigner la syllabation, quand on enseigne ? La lecture, la vraie, est un savoir-faire, non une matière d’enseignement. Elle est de l’ordre de la réflexion et de l’action, non de la connaissance. On apprend à penser et à agir en pensant et en agissant. On apprend à lire en lisant. Cette évidence ne saute pas aux yeux des enseignants parce que fabricants et idéologues s’emploient à leur brouiller la vue et l’esprit, en parasitant leur entendement par des bruits de lettre. Ce qui rend la contradiction entre pédagogues et didacticiens irréductible, c’est que Bruno Bettelheim, en pédagogue, se place du point de vue de l’enfant qui apprend, Claude Huguenin, ou tout autre auteur de méthode, s’adresse aux maîtres et centre son outil sur l’enseignement. Pour Bruno Bettelheim, comme pour tout pédagogue, l’élève est premier. Les autres donnent priorité à l’enseignant et à l’enseignement, l’enseignant se trouvant prioritaire à condition qu’il se fasse agent d’exécution de la méthode. Les méthodes proposent aux maîtres des outils d’enseignement, pour des enfants qui auraient besoin d’outils pour apprendre. Car elles ne sont pas faites pour que les élèves apprennent à lire, mais pour que les maîtres les achètent et enseignent la syllabation. Elles n’offrent pas d’autre choix parce qu’elles n’en ont pas d’autre. Si Claude Huguenin jouait la transparence, elle intitulerait sa présentation « L’enseignement facile de la syllabation » et non « L’apprentissage facile de la lecture ». Quand on déclare travailler pour l’enfant, on n’enseigne pas la lecture, qui n’est pas enseignable. On ne peut qu’aider l’enfant à s’apprendre à lire. Pour cette aide, point n’est besoin de manuel de lecture. Il faut, surtout, connaître la psychologie des apprentissages et la pédagogie. Renoncer au manuel libèrerait le maître de la tutelle des fabricants et didacticiens, faciliterait l’apprentissage de l’élève, mais compliquerait le travail d’enseignement. Ce renoncement suppose une formation pédagogique de haut niveau que la corporation des enseignants ne possède pas plus que les didacticiens, auteurs et formateurs. Plus grave, l’institution et les gardiens du temple n’en veulent pas. Ce n’est pas demain que 99 % des Français apprendront à lire à l’école. Or, la cause originelle de l’échec scolaire est l’échec en lecture. Et la cause première de l’échec en lecture est l’enseignement du déchiffrage.

Par ailleurs, Bettelheim met en lumière le double lien que fait subir à l’enfant une méthode qui lui adresse une double injonction, l’une explicite, l’autre implicite, qui se contredisent l’une l’autre.

« Rien ne trouble plus l’enfant que les messages contradictoires, sur des questions graves, qui lui sont adressés par des adultes importants à ses yeux. Lorsqu’un message tacite est contredit par un message déclaré : l’enfant, ne sachant pas à quel saint se vouer, en vient à se méfier de tous les messages qui lui sont adressés et à se croire incapable de juger par lui-même. Dans la plupart des manuels, le message tacite est que le système scolaire, qui oblige l’enfant à venir à l’école et lui fournit des livres pour apprendre à lire, considère l’école comme quelque chose d’extrêmement important et nécessaire. Le message déclaré par les illustrations, les images, le texte et les histoires dit à l’enfant qu’il ne devrait penser qu’à jouer. Cela implique que l’école et l’enseignement sont si désagréables que la seule façon de l’inciter à travailler en classe est de lui offrir sur place des occupations plaisantes qui n’ont rien à voir avec l’enseignement. »

Pour obéir à l’injonction, il faudra donc... désobéir. Les enfants favorisés, qui apprennent à lire en dehors de l’école, bons lecteurs et bons comédiens, savent comment échapper à cette double contrainte : ils font semblant de respecter les règles de décodage, mais, clandestinement, ils captent du sens avec les yeux, au lieu de déchiffrer avec la bouche. Ils trichent avec le « code ». Et le système de récompense-punition, avec ou sans bons points, ces fameux bons points avec images pour infantiliser un peu plus, aggrave ce double lien dénoncé par Bruno Bettelheim. On récompense celui « qui lit bien », on punit celui « qui lit mal ». Cela montre bien à l’enfant que, contrairement aux annonces commerciales, la lecture à l’école n’est pas un plaisir, mais une corvée, puisque la carotte et le bâton sont nécessaires. Comment faire autrement ? Il y a des siècles que les pédagogues ont répondu à cette question. Mais la pédagogie est bannie du temple de la « connaissance » et mise à l’index... par les marchands du temple. Elle sent le souffre... de la révolte contre l’ordre marchand.




Fort instructifs aussi, les deux textes de Pierre Frackowiak :

Planète des Alphas : “Je considère que la planète trompe les gens”. Entretien avec Pierre Frackowiak.

et sur le site Ecoles différentes :

La planète des alphas pour les petits bêtas ?




Et encore, quelques extraits de l’analyse de la méthode « Lire avec Léo et Léa » de Thérèse Cuche et Michelle Sommer, par Eveline Charmeux, où on apprend que le simple n’est pas facile et que l’élémentaire n’est pas simple. Ce serait plutôt le contraire. À lire pour sa sagacité, sa lucidité et la simplicité de l’exposé... sur la complexité. Cette analyse critique vaut pour toutes les méthodes.

« Une démarche d’enseignement doit aller du facile pour l’élève vers ce qui lui est difficile. Or le facile n’a rien à voir avec le simple. Même si les mots sont assez proches de sens dans le langage courant, les notions qu’ils recouvrent sont complètement opposées. Le simple n’existe pas dans l’expérience (tout ce qui nous entoure est complexe) ; c’est une abstraction. C’est donc difficile pour un enfant. Une démarche efficace doit donc aller du complexe familier à l’enfant, pour le conduire vers le simple, qui est à construire par analyse de ce complexe familier ; puis l’aider à conquérir le complexe non familier, qui fait partie du programme...

On a affaire ici à une conception de l’enfant « avec des manques », et même en matière de lecture, avec des « vides » à remplir. C’est une conception particulièrement contraire à toutes les données de la psychologie de l’enfant, qui rappellent depuis longtemps que l’enfant est une personne entière, à chaque étape de son développement. Dès sa naissance (et même avant), l’enfant a des savoirs et son développement consiste en une transformation permanente de ces savoirs et de la totalité de sa personne... « On ne construit que sur du donné » (Ph. Meirieu) et il est impossible d’enseigner quelque chose à un élève en dehors des savoirs-déjà-là de cet élève...

« Quelquefois X se met à chanter ex= egz »

Hélas ! Ni « x », ni aucune lettre ne se met jamais à chanter !! On peut le regretter, pour ceux qui aiment le chant, mais c’est ainsi : les lettres sont des petits dessins qui n’ont ni voix, ni prononciation, et que les langues affectent de façon arbitraire (dépendant en fait de leur histoire et de leurs habitudes de prononciation) à la traduction écrite de leurs phonèmes.

Une telle présentation du rôle des lettres ne peut que conforter des conceptions erronées des relations oral / écrit, sources de problèmes plus tard. On le sait, plus les enfants sont jeunes, plus le langage utilisé avec eux doit être rigoureux et précis.

Les auteurs affirment dans leur préface que cette méthode est conçue pour favoriser l’autonomie des enfants. Or, l’autonomie repose entre autres mais surtout sur la capacité à résoudre seul ses problèmes grâce à la lecture : savoir lire, c’est savoir se servir des écrits pour mener à bien ses projets. Il faudrait beaucoup chercher pour trouver où les contenus de cette méthode pourraient favoriser l’autonomie des élèves.

On constate en effet que rien ne permet aux enfants ici d’entrer dans l’univers de la chose écrite. Aucune allusion ni aux divers types d’écrits, ni aux fonctions de la lecture, dont on sait qu’elle sert toujours à autre chose qu’elle-même : on lit pour apprendre, comprendre, savoir faire, se distraire et rêver... Jamais on ne lit pour lire. Ici, si ! Donc, on ne lit pas... »




Emilia Ferreiro :

« Toutes les méthodes de lecture proposent des séquences idéalisées de progression accumulative qui vont du simple au complexe, du facile au difficile, à partir d’une définition du simple et du facile faite “de l’extérieur”, sans remettre en question le fait qu’elles peuvent ne pas correspondre à ce qui est difficile ou complexe pour l’enfant...

Les séquences pédagogiques présentent les lettres, les syllabes, les mots dans un certain ordre, en doses préparées en laboratoire, égales pour tous ; on ne permet pas à l’enfant “d’écouter de la langue écrite” jusqu’à ce que lui-même puisse lire ; la langue écrite lui est présentée hors de tout contexte (le maître ne lit pas pour s’informer ou pour informer les enfants mais “pour apprendre à lire aux enfants”, même chose pour les activités de lecture des enfants ; il n’écrit pas pour communiquer ou pour conserver de l’information, mais pour “apprendre à écrire aux enfants”)... »

Apprendre le lire-écrire, Voies Livres, Pratiques et apprentissages de l’écrit, 1990.




Et enfin, Edgar Morin :

« Comme notre éducation nous a appris à séparer, compartimenter, isoler et non relier les connaissances, l’ensemble de celles-ci constitue un puzzle inintelligible... L’intelligence parcellaire, compartimentée, mécaniste, réductionniste brise le complexe, fractionne les problèmes... C’est une intelligence myope qui finit le plus souvent par être aveugle. Incapable d’envisager le contexte et le complexe, l’intelligence aveugle rend inconscient et irresponsable...

Le caractère fonctionnel de l’enseignement conduit à réduire l’enseignant au fonctionnaire. Le caractère professionnel de l’enseignement conduit à réduire l’enseignant à l’expert. L’enseignement doit redevenir non plus seulement une fonction, une spécialisation, une profession, mais une tâche de salut public : une mission. Une mission de transmission.

La transmission nécessite évidemment de la compétence, mais elle requiert aussi, outre une technique, un art. Elle nécessite ce qui n’est indiqué dans aucun manuel, mais que Platon avait déjà indiqué comme condition indispensable à tout enseignement : l’éros, qui est à la fois désir, plaisir et amour, désir et plaisir de transmettre, amour pour la connaissance et amour pour les enseignés. L’éros permet de dominer la jouissance liée au pouvoir au profit de la jouissance liée au don. C’est cela qui, en tout premier lieu, peut susciter le désir, le plaisir et l’amour de l’élève et de l’étudiant. »

« Là où il n’y a pas d’amour, il n’y a plus que des problèmes de carrière, d’argent pour l’enseignant, d’ennui pour l’enseigné. La mission suppose évidemment la foi, ici foi dans la culture et foi dans les possibilités de l’esprit humain. La mission est donc très haute et difficile puisqu’elle suppose en même temps art, foi et amour. »

Les sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur, Le Seuil, 2000.
 

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Epilogue :
Suivez, si m’en croyez, les traces de Bruno Bettelheim, Pierre Frackowiak, Eveline Charmeux, Emilia Ferreiro et Edgar Morin ! C’est tout le mal que je vous souhaite.

Laurent Carle
Juin 2009

 
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