Psychologie, éducation & enseignement spécialisé
(Site créé et animé par Daniel Calin)

Article précédent   L’apprentissage « facile » de la lecture – I   Article suivant

 


Discussion  Ce texte est le premier complément à un précédent article de Laurent Carle, Au jeu de l’offre et de la demande. Voir aussi les compléments II, III et IV. Ces textes sont en lien avec une dicussion sur Le forum des enseignements spécialisés.

 

 
Un texte de Laurent Carle
Psychologue scolaire




Si, de mon texte Au jeu de l’offre et de la demande, j’avais voulu illustrer le paragraphe suivant :

« Autre effet secondaire indésirable : cette profusion de manuels clef-en-main, tous pareils et concurrents à la fois, paralyse chez leurs utilisateurs, réduits à l’état de consommateurs par la publicité déclarée ou par la doctrine didactique, la réflexion pédagogique et le questionnement sur le processus d’accès au sens de l’écrit. Les didacticiens et entrepreneurs de la lecture au bruit pensent la pédagogie de la lecture à la place de ceux qui l’enseignent, qu’ils considèrent comme simples exécutants d’une méthodologie élaborée en dehors et loin de la classe, bible pédagogique d’une mythologie dont on ne connaît pas l’histoire. Penser avant d’enseigner semble aussi superflu que penser en lisant : « lis d’abord, tu comprendras après ! ». Pouvoir miraculeux de l’idéologie, non seulement, personne ne met la méthode unique en question, mais on la réclame unanimement. »

... j’aurais choisi la présentation de la méthode de Dubois et Huguenin, « La planète des Alphas », intitulé L’apprentissage facile de la lecture, reproduite ci-dessous :

 
*   *   *
*
 

L’apprentissage facile de la lecture

« Pédagogue dans l’âme, Madame Claude Huguenin sait se mettre spontanément à la place et à la portée de tous les enfants et pas seulement de ceux qui s’adaptent à n’importe quel type d’enseignement.

C’est pourquoi, Claude Huguenin, a décidé de mettre son expérience au service de tous les enfants en créant, en collaboration avec Olivier Dubois, une méthode de lecture qui présente notre système d’écriture abstrait et arbitraire sous une forme concrète et ludique, totalement adaptée au monde des enfants.

Ainsi, au lieu de confronter les enfants au monde abstrait et arbitraire des lettres, on va leur raconter une histoire captivante, dont les héros, les Alphas, ont des caractéristiques étonnantes : ils ont à la fois la forme des lettres et une raison d’émettre leur son. De plus, le nom de chaque alpha commence par la lettre qu’il représente.

Par exemple, monsieur O est un personnage tout rond qui adore faire des bulles bien rondes en poussant des oooh ! admiratifs. Ou encore, le « f » est une fusée dont le bruit du moteur fait « fff » !

C’est ainsi que lorsque l’enfant entendra « fooo ! » parce que la fusée est tombée sur la tête de monsieur O, il comprendra que la parole est formée de « sons » distincts représentés par des formes graphiques déterminées, à savoir dans le cas présent que le « son » / f / est représenté par la fusée et le « son » / o / par monsieur O.

Ainsi, tout en s’amusant, en nouant des relations affectives fortes avec ces personnages sympathiques d’un autre monde, les enfants vont rapidement et spontanément avoir le « déclic-lecture ».

En outre, La planète des alphas est une méthode de lecture complète, progressive et structurée. Trois niveaux d’apprentissage conduisent les enfants à leur rythme vers une lecture habile et autonome, toujours avec le même plaisir et la même motivation. »

 
*   *   *
*
 

À Marseille, on dirait « planète des fadas ».

Théorie dominante : on entend ce qu’on voit, on écrit ce qu’on entend !!!

Quand l’enfant entendra : « Olivier Dubois et Claude Huguenin sont de faux pédagogues », écrira-t-il « fO ! » ou « fooo ! » ?

L’argument de vente préféré des publicitaires est toujours la promesse démagogique. Boniment de marchand de foire : « une méthode de lecture concrète et ludique totalement adaptée au monde des enfants » ! Par-delà la déclaration d’intention « désintéressée » : se mettre spontanément à la place et à la portée de tous les enfants, il faut repérer le projet commercial au service d’une idéologie. La cible visée est la clientèle des maîtresses de CP.

Par exemple, monsieur O est un personnage tout rond qui adore faire des bulles bien rondes en poussant des oooh ! admiratifs. Ou encore, le « f » est une fusée dont le bruit du moteur fait « fff » !

« Ça se vend ça ? » demanderait Coluche. Pour que les enseignants puissent avaler cette niaiserie sans rire ou grimacer et acheter le produit sans rechigner, il faut un pouvoir de mise en condition idéologique aussi absolu qu’insidieux. Aujourd’hui, une marque de boisson chocolatée qui utiliserait comme symbole un noir en tenue de tirailleur sénégalais, proclamant en petit nègre : « y’a bon nania ! », risquerait, sinon des poursuites judiciaires pour racisme, du moins, de desservir son image commerciale et de perdre de la clientèle. Par contre, on peut donner de l’enfant scolarisé une image d’être inférieur, débile et naïf, en lui proposant des « jeux de lecture » imbéciles, sans encourir les foudres de la justice, ni la perte de clientèle. Pourquoi ?

Démarche « pédagogique » : quand on veut faire avaler une pilule amère, on la colore. Quoi de plus indigeste et de moins folichon que f et o : fo ? Si c’est fO ça passera mieux ? Un fragment de langue, rendue méconnaissable, insensée donc, par le scalpel industriel, a-t-il plus d’attrait, s’il est repeint en vert fluo, qu’une langue intégrale qui a du sens ? Mac Do, aussi, présente « une méthode d’alimentation concrète, ludique, totalement adaptée au monde des enfants ». On y fait des bulles « bien rondes », aussi. Au temple de la restauration à l’américaine, on fait, bien sûr, dans le rapide, le « facile » et la couleur. Pour lui faire avaler n’importe quoi, on attire l’enfant chaland avec du « ludique ». Et ça marche, surtout avec les adultes, persuadés de conduire leurs enfants au temple du bonheur. Succès commercial assuré, revenus garantis pour les actionnaires !

Idéologie dominante : « C’est ainsi que lorsque l’enfant entendra « fooo ! » parce que la fusée est tombée sur la tête de monsieur O, il comprendra que la parole est formée de « sons » distincts représentés par des formes graphiques déterminées, à savoir dans le cas présent que le « son » / f / est représenté par la fusée et le « son » / o / par monsieur O. » L’écriture serait donc la transcription graphique, la notation des sons de la langue parlée. On prend les enfants pour des imbéciles. À 6 ans, commencer sa carrière d’écolier par l’échec du premier et plus fondamental des apprentissages, c’est terrible ! Mais, de plus, rater cet apprentissage que les adultes déclarent facile, des adultes auxquels on accorde toute sa confiance enfantine et candide, c’est la perte définitive de l’estime de soi, dont on ne se remettra jamais ! Quelle farce odieuse ! quel horrible abus didactique quotidien fait-on commettre aux institutrices ! Pouvoir absolu de l’idéologie : des enseignants intelligents, dévoués, professionnels et sensés se laissent abuser ingénument par cette escroquerie. Pire, croyant bien faire, ils abusent les enfants avec. Si la formation de base donnait des notions de psychologie de l’enfant, d’éducation à l’autonomie (pléonasme), une sensibilité politique et les principes généraux de la formation des futurs citoyens à la démocratie, les maîtresses de CP ne tomberaient pas dans ce piège grossier. L’éducation à la citoyenneté et à la démocratie passe par l’émancipation des élèves, qui passe, elle, par les échanges et la coopération entre pairs. C’est dans l’activité autonome en groupe qu’on s’émancipe de la tutelle du maître et qu’on donne une orientation démocratique à l’organisation de la classe. La démocratie à l’école, c’est la pédagogie. La pédagogie, c’est une forme d’organisation sociale au sein de l’école, qui fait de l’ensemble des élèves un collectif de producteurs de savoirs et d’artisans associés pour des réalisations socialisantes. On y construit des relations humaines positives et fraternelles. La pédagogie dans la classe, c’est « liberté, égalité, fraternité ». C’est vivre ensemble, produire et œuvrer en commun. C’est une rupture radicale avec l’idéologie dominante du chacun pour soi, le maître pour tous, et que le meilleur gagne ! Pour être pédagogique, un outil didactique doit être conçu pour faciliter les interactions, l’entraide, le soutien mutuel, le travail en groupe et non l’apprentissage solitaire. Ce n’est pas du tout l’objectif, ni la destination de la méthode des Alphas, outil individualiste, dont l’unique destinataire est toujours le maître et le but, la note. Ni d’aucune autre.

En pédagogie, il n’y a pas d’échecs, seulement des erreurs. D’ailleurs, il n’y a pas d’erreurs, il n’y a que des feedbacks, des indicateurs de direction. On apprend en corrigeant ses erreurs. Il n’y a pas de notes. On progresse en s’appuyant sur ses succès et on prend la mesure des acquis par l’addition des progrès. Un outil didactique pédagogique intègre l’erreur dans sa stratégie de construction du savoir, sans nulle connotation morale. Un pédagogue ne sanctionne pas les erreurs. Un pédagogue ne juge pas. Il guide la démarche d’appropriation sans la moraliser. Il aide, il donne, il prête sans intérêts, il subventionne. Il sait que ce que l’enfant réussit avec son aide aujourd’hui, demain il pourra le faire seul. Il n’exige pas, il invite. Il parie l’éducabilité à tous prix.

« Cette théorie mécaniste de l’apprentissage par l’oreille de l’écrit (langue exclusivement visuelle), construite pour satisfaire le rêve rationaliste de ses prédicateurs et officiants, fonctionnerait très bien dans une classe sans élèves, sur des perroquets ou sur les cerveaux formatés d’un univers de science-fiction. »

Comme les faux restaurateurs se disent cuisiniers, les marchands et idéologues se proclament « pédagogues ». Par conséquent, ils se trouvent entraînés logiquement à déclarer que les vrais, Meirieu, Charmeux, Foucambert, etc., les anciens aussi, Freinet, Vygotski, Piaget, Claparède, Decroly, Dewey, sont des « pédagogistes ». Que des orthophonistes, qui, comme leur nom l’indique, rééduquent les troubles de la parole, se prétendent orthopédagolinguistes, passe encore ! Mais qu’ils se disent formateurs pédagogiques des enseignants est une imposture ! Que savent-ils du travail en équipe et de la démocratie scolaire ? Ces graphophonistes utilisent l’outil « didactique », la méthode, comme vecteur de l’idéologie dominante. Double objectif :

  1. Commercial : placer le produit chez la clientèle enseignante pour une utilisation quotidienne avec les enfants,
  2. Idéologique : enfoncer la théorie dans la tête des enseignants.

Car, sans la théorie, la méthode ne se vendrait pas.

À quoi bon, signer des pétitions pour sauver des postes menacés, si, quotidiennement, dans sa classe on utilise des outils individualistes et sélectifs, qui trompent les enfants les plus démunis ? C’est la force et la fonction de l’idéologie d’empêcher les agents exécutants de se poser la question.

La fonction de l’écrit, outil de création et de changement, est de structurer et d’exprimer sa pensée, de la changer, de donner de la rigueur et de la consistance à ses idées, à ses sentiments, de transmettre de l’information et du savoir, de communiquer à distance et en différé, par-delà les méridiens et les siècles. Le tout dans le silence. Enseigner un usage scolaire exclusif, réduit et réducteur, sans rapport avec sa finalité, même avec conviction et de bonne foi, c’est tromper. Une école qui cache la véritable fonction de l’écrit, par coutume, par tradition, par conformisme, par orthodoxie scolastique ou par spéculation, ne peut pas survivre impunément à ce délit. Les messes et processions des idéologues ne la sauveront pas éternellement.

Laurent Carle
Avril 2009

 
*   *   *
*

Informations sur cette page Retour en haut de la page
Valid XHTML 1.1 Valid CSS
Dernière révision : dimanche 26 janvier 2014 – 16:45:00
Daniel Calin © 2014 – Tous droits réservés