Psychologie, éducation & enseignement spécialisé
(Site créé et animé par Daniel Calin)

 

Quel avenir pour les enseignants spécialisés auprès des jeunes sourds ?

 

 
Texte de Jean-Yves Le Capitaine
Chef de service à l’Institut Public La Persagotière – Nantes


Origine du texte  Version intégrale d’un article publié partiellement dans les Actualités Sociales Hebdomadaires, n° 2711 du 27 mai 2011, pages 28-29)
Autres textes de Jean-Yves Le Capitaine  Voir sur ce site les autres textes de Jean-Yves Le Capitaine, ainsi que ses Propos nomades.
Autres productions de Jean-Yves Le Capitaine  Voir aussi le site personnel de Jean-Yves Le Capitaine, ainsi que son blog, Regards sur la surdité, le handicap, l’école, la société.
Livre de Jean-Yves Le Capitaine  Jean-Yves Le Capitaine a publié Des enfants sourds à l’école ordinaire, L’Harmattan, Paris, 2004.

 

Le 8 décembre 2010 s’est tenue la « journée nationale de concertation sur la scolarisation et l’éducation des jeunes sourds », organisée par le Comité Inter­minis­tériel du Handicap. Cette journée constituait l’une des mesures du plan 2010-2012 en faveur des personnes sourdes ou malentendantes(1). Malgré quelques déséquilibres dans l’expression des courants de pensée, en particulier en ce qui concerne les choix de commu­nication (langue française, bilinguisme), cette journée a permis de faire un tour d’horizon de la situation et d’identifier un certain nombre de problèmes dont les solutions continuent de faire débat.

Une double filière

Parmi les problèmes évoqués lors de cette journée, celui de la « double filière » d’enseignement aux jeunes sourds : les dispositifs relevant de l’Education nationale d’un côté, et de l’autre les dispositifs relevant du ministère chargé des personnes handicapées (aujourd’hui de la Cohésion sociale). Malgré tous les discours de principe sur la néces­saire complémentarité des dispositifs, on peut s’interroger sur la légitimité de cette double filière au regard des évolutions législatives(2), tout en prenant acte d’une réalité mettant aujourd’hui en jeu une pluralité de dispositifs, d’organisations, de compétences et de services rendus à des jeunes sourds

Depuis l’origine de leur « prise en charge » ou de leur éducation, les jeunes sourds(3) ont fait l’objet d’une éducation spécialisée, mise en œuvre par des ensei­gnants qui leur étaient dédiés, et qui ont constitué un corps professionnel spécifique(4). Depuis l’origine également, ces professionnels n’ont pas relevé du ministère de l’Education nationale (ou de l’Instruction publique auparavant), mais des différents ministères qui ont géré successivement cette population : ministères de l’Intérieur, de l’Hygiène, de la Santé, des Affaires sociales, chargé des personnes handicapées, de la Cohésion sociale.

Peu à peu, au rythme des évolutions sociétales, et en particulier après la loi d’orientation de 1975, les enseignants intervenant auprès des populations handicapées ont été rattachés au ministère de l’Education nationale. Excepté dans le champ de la déficience sensorielle. L’absence de publication d’une circulaire permit au secteur de la déficience sensorielle de maintenir en dehors du contrôle de l’Education nationale les enseignants spécialisés.

Pour les enfants ayant une déficience auditive, on trouve aujourd’hui d’un côté des enseignants spécialisés « Education nationale », de l’autre côté des enseignants spécia­lisés « Personnes handicapées ». Les premiers sont titulaires du CAPA-SH ou du CCA-SH(5), option déficience auditive et interviennent dans les CLIS ou les ULIS(6), ou comme enseignants itinérants, ou mis à disposition dans les services (SSEFIS(7)) ou en établissement spécialisé. Les seconds sont titulaires de CAPEJS(8) et interviennent en Unité d’Enseignement des établissements médico-sociaux pour déficients auditifs ou dans les services (SSEFIS). Entre 1975 et 2005, la formation de ces derniers s’est développée, un centre de formation a été constitué (CNFEDS(9)), en surdité un nouveau diplôme unique (CAPEJS) a été créé, en remplacement de plusieurs diplômes.

La loi du 11 février 2005 pouvait laisser penser que ces enseignants allaient relever naturellement du ministère chargé de l’éducation de tous, sur la base du droit à la scolarisation. Mais là encore, des dérogations sont survenues avec les dispositifs de constitution des Unités d’enseignement et de coopération entre l’Education nationale et le secteur médico-social(10), qui maintiennent les jeunes sourds hors de l’égalité du droit commun(11) : une partie des enseignants spécialisés intervenant auprès des jeunes sourds reste du ressort du ministère chargé des personnes handicapées (formation, qualification, inspection).

Le maintien de cette situation est issu de convergences paradoxales alliant d’un côté la non reconnaissance par l’Education nationale de la formation et de la qualifica­tion de ces enseignants, de l’autre côté la volonté de nombreux acteurs du secteur de la déficience sensorielle (responsables d’établissement, administrations, professionnels et leurs représentants) à vouloir maintenir hors du champ de l’Education les ensei­gnants spécialisés. Les textes sur les Unités d’Enseignement viennent légitimer en retour la pertinence du maintien de ces dispositifs en dehors de l’Education nationale.

De nombreux acteurs du champ professionnel de la déficience sensorielle se plaisent à penser que cette double filière va pouvoir et devoir se maintenir encore longtemps. À l’appui de cette idée, l’observation de l’insuffisance des réponses actuelles de l’Education nationale (compétences, formations, variété des dispositifs, quantité des moyens) par rapport aux réponses existant du côté des dispositifs relevant du ministère chargé des personnes handicapées. D’autres faits viennent également étayer cette idée : maintien d’un centre de formation, discussions sur l’évolution des diplômes et certifications, parution des textes sur les Unités d’enseignement.

Pourtant, d’autres évolutions, majeures, plaident en faveur d’un pronostic inverse, celui de l’inexorable déclin de la double filière.

Le courant de pensée contemporain (que l’on retrouve sur les plans international et national) n’est pas à une éducation spécialisée mise en œuvre par des enseignants spécialisés dans des dispositifs spécialisés contrôlés par une administration spéciali­sée. De la Déclaration de Salamanque(12) à la loi du 11 février 2005, on s’ache­mine vers une scolarisation dans le droit commun, ce qui ne veut pas dire sans réponses à des besoins particuliers, mais au sein des dispositifs relevant avant tout du droit commun. La double filière est à cet égard en contradiction totale avec ces évolutions.

Les enseignants spécialisés relevant du ministère chargé des personnes handica­pées sont dans leur majorité(13) financés sur les fonds de l’Assurance maladie, par les prix de journée des établissements ou par les dotations globales des services. À l’heure où le secteur médico-social s’engage dans une rationalisation pilotée par les Agences Régionales de Santé, ces coûts, se rapportant à de l’enseignement ou de l’appui à de l’enseignement, ne manqueront pas d’être identifiés comme indus dans le financement de l’Assurance maladie. Les réponses aux besoins de secteurs insuffisamment pourvus aujourd’hui (problématiques sanitaires pour les personnes âgées, adultes handicapés, handicaps rares...) relèvent davantage de ce financement que l’enseignement propre­ment dit, fût-il à destination de personnes en situation de handicap.

Enfin, on voit aujourd’hui se profiler une véritable préoccupation de l’Education nationale à l’égard de la scolarisation des enfants de ce secteur. Le nombre de CLIS et d’ULIS a régulièrement crû, et récemment les pôles surdité, puis les PASS (Pôles d’accompagnement de la scolarisation des sourds) se mettent en place. Les critiques, pas toujours injustifiées (manque de moyens, orientation unilatérale sur le choix du mode de communication) n’empêcheront pas l’Education nationale de mettre en œuvre progressivement la réalisation de la mission qui lui a été confiée, celle de l’éducation de tous les enfants. Les choix des familles vont d’ailleurs bien souvent en ce sens.

Quelles perspectives ?

Dans le courant de « l’éducation inclusive », on peut raisonnablement penser que l’instruction, l’éducation, l’enseignement des enfants handicapés, et donc celui des enfants sourds, sont ou seront de manière imminente de l’attribution du Ministère chargé de l’éducation. Certes, pragmatiquement, selon les lieux, les histoires, les personnes, ici ou là, cet enseignement continuera à être assuré, provisoirement, par des enseignants relevant du ministère chargé des personnes handicapées.

Pour autant, les évolutions concrètes ne laissent pas d’inquiéter. Pour mener à bien et rapidement une politique qualitative d’éducation des jeunes ayant une déficience sensorielle, l’Education nationale ne dispose à l’heure actuelle, en nombre suffisant, ni des compétences nécessaires ni de l’expertise professionnelle capitalisée. Celles-ci existent, mais en dehors de l’Education nationale et non reconnues par elle. On la voit ainsi préférer, en maintes occasions, mettre en responsabilité de classes ou de dispositifs (CLIS ou ULIS) pour enfants sourds ses propres enseignants, fussent-ils non spécialisés (ne maîtrisant pas les modes de communication par exemple), plutôt que de faire appel à des enseignants spécialisés de l’autre ministère.

Par ailleurs, et malgré une priorité affichée pour la scolarisation des jeunes handi­capés, l’Education nationale est aussi dans une problématique générale de réduction des moyens, qui a des impacts sur la pertinence et la qualité des accompagnements des jeunes ayant une déficience auditive) : manque d’enseignants qualifiés et formés, manque de formation à l’accueil d’enfants à besoins spéciaux, accompagnement parfois inadapté par des auxiliaires de vie scolaire, nombre d’enfants par classe...

Dans une telle situation, deux perspectives, opposées et complémentaires, peuvent se présenter (à l’exclusion du maintien en l’état, même amendé par des aménagements de surface) : une première perspective, politique, d’un « transfert » des compétences à l’Education nationale ; et une seconde perspective, technique, d’utilisa­tion des compé­tences des enseignants spécialisés dans des domaines de compensation des appren­tissages au sein du secteur médico-social.

Dans la première de ces perspectives, l’un des choix à faire aujourd’hui est un choix politique, car les administrations des ministères concernés sont attachées à des prérogatives, des espaces de pouvoirs et d’influences, des certitudes idéologiques, des intérêts particuliers. Sortant de ces problématiques, la véritable question serait aujour­d’hui de s’interroger sur la manière qu’aurait le système éducatif de se doter d’une expertise professionnelle, qu’il n’a que très partiellement, et qui existe aujourd’hui en dehors de lui. Une solution serait l’intégration de ces enseignants spécialisés dans le corps des professeurs des écoles de l’Education nationale. Cette solution aurait pour avantage de ne pas perdre l’expertise professionnelle par eux possédée ; de diffuser, de l’intérieur, cette expertise auprès de l’ensemble des enseignants ; de maintenir la qualité des interventions en attendant que l’Education nationale puisse former de manière suffisante ses propres enseignants et les doter de l’expertise accumulée. Ce serait un véritable gâchis (humain autant qu’économique) de préférer le respect et le maintien de statuts figés à la mise en œuvre auprès des jeunes élèves des compétences profession­nelles attestées.

La deuxième perspective passe par une transformation du métier et des missions pour penser des interventions qui complètent celles relevant de l’enseignement général, celui-ci incluant dorénavant l’adaptation scolaire à des publics spécifiques. Elle relèverait de ce qu’on pourrait qualifier d’« orthopédagogie », terme et concept peu usités en France, mais qui décrivent les théories et les pratiques de l’évaluation et de l’interven­tion auprès des personnes qui ont des difficultés d’apprentissages en raison de leurs incapacités, liées ici à une déficience auditive ou du langage. Il ne s’agit plus ici d’une simple adaptation scolaire, qui est du champ de l’accessibilité de la scolarisation des jeunes handicapés, mais du champ des compensations nécessaires, utilisant des méthodes, des procédés, des techniques visant à l’efficacité des appren­tissages, en situations contextualisées. Les domaines d’intervention pourraient se décliner en des actions de prévention et d’information, des actions d’évaluation des compétences, et des interventions sur les difficultés spécifiques et non spécifiques des apprentissages, ainsi qu’une intervention sur les milieux d’apprentissage. Les forma­tions initiales et les expériences cliniques des enseignants spécialisés constituent une base tout à fait appréciable pour des missions d’orthopédagogue intervenant sur des situations d’apprentissage et de participation sociale, auprès des enfants comme des adultes.

Ce n’est qu’en se préoccupant simultanément de ces deux perspectives que l’on peut espérer que les populations potentiellement bénéficiaires des expertises néces­saires pourront réellement en bénéficier dans un avenir proche ou plus lointain.

Jean-Yves Le Capitaine
Mai 2011

 
*   *   *
*

Notes

(1) Voir ce plan en faveur des personnes sourdes ou malentendantes (document PDF) sur le site du Secrétariat d'Etat chargé de la famille et de la solidarité.

(2) Loi du 11 février 2005 sur l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées.

(3) Dans le domaine de l’enseignement auprès des jeunes aveugles, la situation est similaire.

(4) En réalité subdivisé en plusieurs corps (public / privé, enseignement général / enseignement technique).

(5) Certificat d’aptitude professionnelle pour les aides spécialisées, les enseignements adaptés et la scolarisation des élèves en situation de handicap et Certificat complémentaire pour les enseigne­ments adaptés et la scolarisation des élèves en situation de handicap. Voir ici.

(6) Classes pour l’inclusion scolaire (voir ici) et Unité localisée pour l’inclusion scolaire (voir ici).

(7) Service de soutien à l’éducation familiale et à l’intégration scolaire.

(8) Certificat d’aptitude au professorat de l’enseignement des jeunes sourds. Voir ici.

(9) Centre National de formation des Enseignants intervenant auprès de Déficients Sensoriels. Voir le site du CNFEDS.

(10) Décret n°2009-378 du 2 avril 2009 relatif à la scolarisation des enfants, des adolescents et des jeunes adultes handicapés et à la coopération entre les établissements et Arrêté du 2 avril 2009 précisant les modalités de création et d’organisation d’unités d’enseignement dans les établissements et services médico-sociaux ou de santé.

(11) Cf. ASH n° 2617 du 10-07-10, p.31-32.

(12) Déclaration de Salamanque et cadre d’action pour l’éducation et les besoins spéciaux, adoptés par la Conférence mondiale sur l’Education et les besoins éducatifs spéciaux, 7-10 juin 1994 (en particulier l’article 2).

(13) Sauf pour les Instituts nationaux, dont le financement des enseignants est assuré directement par l’Etat.

 
*   *   *
*

Informations sur cette page Retour en haut de la page
Valid XHTML 1.1 Valid CSS
Dernière révision : vendredi 21 février 2014 – 15:10:00
Daniel Calin © 2014 – Tous droits réservés