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La démarche clinique de l’enseignant d’adaptation

 

 
Un texte d’Annie Langlois,
Maître de conférences en Sciences de l’éducation, IUFM de Basse-Normandie
 


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Publication initiale  Texte initialement publié dans La nouvelle revue de l’adaptation et de la scolarisation, n° 39, novembre-décembre 2007.

 

Résumé : Le Maître E, enseignant d’adaptation, est souvent présenté, et ressenti, comme le spécialiste des aides pédagogiques et des stratégies cognitives. Si ces attentes font bien partie de sa professionnalité, ses outils et méthodologies ne sont véritablement une aide que dans la mesure où ils sont adaptés à un élève individuel, considéré comme un Sujet.

La professionnalité de l’enseignant d’adaptation s’inscrit alors dans une approche clinique que nous pourrions définir comme une capacité à écouter, à repérer, ce qui dans la construction affective, culturelle et sociale d’un enfant singulier peut servir d’appui positif, de support d’intérêt et de sens, à l’entrée dans les apprentissages.

Mots-clés : apprentissages – motivations – individualisation – étayage affectif – clinique

 

En guise de préalables

Cet article a été écrit pour servir d’introduction à un stage de formation continuée s’adressant à des enseignants d’adaptation ; la problématique développée résulte de deux croisements :

Cet article résulte donc d’une négociation entre ces deux postures quelque peu paradoxales :

Dans cette attente paradoxale, cet article présente donc ce qu’il me semble encore possible d’attendre d’un enseignant d’adaptation, qui, tout en tenant compte des attentes institutionnelles, inscrirait encore son métier dans une dimension d’aide à la croissance d’autrui.

 

1/ Quelques repères théoriques

Le terme clinique est emprunté au champ de la médecine, il s’applique à la démarche du médecin au chevet du malade dans une approche médiatisée par la parole. Basée sur l’observation du “vivant”, sur l’écoute, elle s’inscrit dans une visée de compréhension à partir du vécu, du ressenti du malade. Cette démarche vient en complément de toutes les recherches armées de la cause de la maladie (analyses, radios, IRM...)

Cette démarche s’inscrit dans la rencontre de deux sujets, quête de sens, elle laisse une place à la saisie de l’implicite et au traitement des inférences, c’est dire que le sens n’apparaît pas dans l’immédiateté : c’est en rapprochant les paroles égrainées au cours de différentes rencontres, c’est en avançant des hypothèses, toujours incertaines, que le sens peut apparaître. La démarche clinique s’inscrit alors dans la temporalité, conçue comme un temps existentiel.

Cette démarche est une démarche d’humilité, de non certitude, et de la rencontre de deux sujets qui laissent la place à la parole dans le sens où la définit Édouard Zarifian : “La parole ne se réduit pas au langage. C’est bien sûr un système de communications, élaboré, permettant de nommer les objets naturels et de se référer à des concepts abstraits, mais aussi véhiculant du sens, du symbolique et de l’intentionnalité, en particulier affective. La parole qui permet la vie psychique, c’est aussi la prosodie, les silences, la mimique, la gestuelle, le regard, en un mot tout ce qui permet à un être humain des messages subjectifs et qualitatifs que la subjectivité de l’autre est capable de décrypter. Alors, l’échange s’instaure dans l’intersubjectivité [...] Un cerveau en continuelle autoadaptation par modifications tenant compte de l’acquis, une parole véhiculant du sens et du symbolique, et un autre être humain avec qui l’échange est possible : telles sont les conditions de la naissance du psychisme.”(3)

Bien sûr, pour l’enseignant d’adaptation chargé des “aides spécialisées à dominante pédagogique”, la clinique prendra un autre sens ; il ne s’agit pas de rechercher les causes affectives ou sociales qui font obstacle au désir d’apprentissage (le non-apprentissage étant alors considéré comme symptôme, ceci est plutôt dans l’ordre de la professionnalité du rééducateur), il s’agit plutôt d’écouter, de repérer, ce qui dans la construction affective et sociale d’un enfant singulier peut servir d’appui positif, de support d’intérêt et de sens, à l’entrée dans les apprentissages.

Et cela ne peut s’inscrire que dans une démarche clinique, c’est-à-dire que l’enseignant d’adaptation :

La démarche clinique portera aussi bien sur la recherche de supports cognitifs qui soient de réels centres d’intérêts pour l’enfant en difficulté d’apprentissage, et qui aient du sens en fonction de son histoire familiale et sociale, que sur la construction de l’étayage affectif qui conviendra le mieux en fonction de cet enfant singulier (tous les enfants n’ont pas les mêmes manques-besoins, certains auront plus besoin d’appels à l’attention, de loi, alors que d’autres auront plus besoin, dans un premier temps, d’encouragements inconditionnels).

J’aurais tendance à dire que le métier d’enseignant d’adaptation s’inscrit, avant tout, dans la capacité d’accompagner l’enfant-élève dans la construction de sa capacité à penser par lui-même à l’intérieur d’un cadre social normé.

Cette capacité est dépendante d’un étayage singulier qui ne peut se concevoir qu’à partir d’une observation et d’une écoute attentive des motivations qui aident l’élève à penser ou des inquiétudes qui, dans le moment, l’empêchent de centrer son attention et son intérêt sur la démarche cognitive.

Au lieu de tenter d’adapter l’élève aux outils et méthodologies de remédiation groupale proposés, il s’agit, pour l’enseignant d’adaptation, d’adapter ses outils, ses approches pour qu’ils soient une réponse aux motivations singulières de cet élève dans le groupe. Dans ce cadre l’enseignant d’adaptation devient un “répondant” de l’enfant, en empruntant l’expression à Yves de la Monneraye : “Être le répondant de l’autre, c’est répondre de l’humanité de la situation dans laquelle on a mis cet autre : il est notre interlocuteur, nous sommes son interlocuteur. Mais le chemin c’est lui qui nous l’indique et nous le suivons(5). Bien sûr le groupe d’adaptation ne saurait être une addition de projets individuels, le groupe en tant qu’espace social de communication perdrait alors son sens, mais il s’agit plutôt de faire en sorte que le projet de groupe puisse être infléchi pour intégrer des chemins de traverse, reflets des motivations, ou inquiétudes, affectives, sociales ou culturelles, singulières (nous en donnerons des exemples dans la seconde partie de cet exposé).

Cette approche clinique de l’adaptation ne se construit certainement pas en début de métier ; elle suppose que l’enseignant d’adaptation maîtrise déjà suffisamment les outils spécialisés (principalement les outils d’évaluation qui sont la première anxiété de l’enseignant d’adaptation stagiaire) et les démarches de remédiation (étayage cognitif, procédures de métacognition, construction de projets...) pour qu’il puisse prendre le risque de l’imprévu et de l’écoute interactive.

Toute écoute clinique de l’autre s’accompagne de non-sécurité.

Il va de soi que cette approche ne saurait se concevoir en dehors d’une alliance avec les différents partenaires qui entourent l’enfant-élève en particulier ses parents et son enseignant de référence ; cependant, dans le cadre de cette intervention nous restreindrons notre approche au lien qui est tissé avec l’enfant-élève dans le temps de la prise en charge.

Cette démarche particulière intervient dans les différents temps de la prise en charge:

 

2/ Des situations issues de pratiques

Pour illustrer cette démarche, nous nous appuierons sur quatre exemples tirés d’observations de pratiques. Cette pratique n’est ici que partielle, elle résulte de mes observations faites en tant que formateur en visite d’aide auprès de stagiaires en formation ; c’est donc à partir de l’observation de situations ponctuelles que je développerai ces quatre exemples.

Ces quatre exemples feront référence à des moments de prise en charge de prévention ou de remédiation.

(Note : si à travers les exemples développés, je peux donner l’impression au lecteur que je critique la pratique des stagiaires, je tiens à préciser que ce n’est nullement mon intention ; toutes les pratiques observées étaient des bonnes pratiques professionnelles d’enseignants d’adaptation qui construisaient leur première professionnalité ; il s’agissait de pratiques réfléchies, inscrites dans des projets d’aide ayant leur cohérence... Leurs limites s’inscrivaient dans le fait qu’elles s’adressaient au groupe en tant qu’entité et qu’un regard singulier sur certains enfants, en manque d’investissement dans le projet groupal, aurait permis à ces enfants, en manque de sens, de mieux tirer parti des propositions faites.

Mais, je me répète, il me semble que ce regard clinique singulier, s’il est à rechercher, ne peut se construire que dans un second temps de la maîtrise du métier).

2.1 Première situation

Appelons la stagiaire en formation d’enseignant d’adaptation Martine.

Groupe pris en charge : six enfants de grande section de maternelle.

Finalité de la prise en charge : ce groupe a été constitué à partir des concepts développés par Agnès Florin autour du langage oral de communication(7) ; il s’agit d’un groupe d’enfants “petits parleurs”. La finalité de la prise en charge est donc axée autour du développement du langage de communication à partir de médiations diverses.

J’observe, au cours d’une visite d’aide, la quatrième séance de prise en charge.

Martine me présente le groupe et m’alerte sur une petite fille, que nous appellerons Léa, et qui n’a, jusqu’à présent, pas répondu à ses différentes sollicitations pour lui faire prendre la parole ; Léa reste silencieuse.

Martine a préparé avec soin sa médiation : il s’agit d’un livre qui parle de la vie d’enfants dans une cours de récréation. Sur la page de droite, les enfants sont représentés par des ronds, de différentes couleurs et de différentes tailles, sur la page de gauche, un court texte narre la situation représentée graphiquement : “les garçons jouent d’un côté, les filles de l’autre” ou bien “une petite fille joue avec les grandes”...

Dans un premier temps, Martine lit le livre sans dévoiler le fait que les enfants sont symbolisés par des ronds.

Dans un second temps, elle raconte à nouveau les situations, mais en action : elle a préparé un tableau magnétique et déplace des pions, de différentes couleurs et de différentes tailles. Les enfants écoutent, captivés.

Dans un troisième temps, elle demande aux enfants ce qu’ils ont compris... tous ont compris les symboles... la parole des “petits parleurs” fuse... mais Léa garde le silence.

Dans un quatrième temps, Martine propose à chaque enfant de venir animer les pions sur le tableau en racontant une situation choisie dans le livre... tous s’exécutent, tous animent les pions et accompagnent leur action de langage... la médiation proposée est donc bonne. Arrive le tour de Léa qui refuse d’aller au tableau d’un hochement de tête ; Martine insiste un peu, Léa résiste en silence... Martine accepte son refus, le tour passe à l’enfant suivant.

Et là, pendant que cet enfant est au tableau, pendant que l’attention de Martine est centrée sur ce nouvel enfant, Léa prend la parole pour dire : “moi, j’aime pas les récréations, les garçons cassent les lunettes”... Mais voilà, sa parole n’est pas entendue, elle ne l’a dirigée vers personne et Martine a son attention dirigée ailleurs, vers le succès de son outil médiation.

Dans le temps d’analyse qui a suivi la séance, Martine, dans un premier temps, me parlera essentiellement de son outil de médiation : les pions n’étaient pas assez nombreux, le tableau construit pour la situation n’était pas facilement transportable... elle avait oublié que son outil n’était qu’une médiation et que c’était bien la parole des enfants qui était la finalité...

Martine avait l’intention d’introduire d’autres médiations dans les séances suivantes ; elle passait beaucoup de temps et d’énergie à inventer d’autres jeux, d’autres situations. Mais ces situations, rationalisées, codifiées, ne feraient certainement pas plus parler Léa.

Car Martine n’avait pas entendu les paroles de Léa ; après leur rappel, Martine ne leur a pas attaché plus d’importance : ces paroles n’étaient pas en correspondance avec la situation qu’elle avait mise en place (qui consistait à raconter une page du livre) ; elles étaient donc “hors jeu”, même si elles étaient “en je”.

Un travail d’analyse de la séance a permis de recentrer l’attention de Martine sur les finalités poursuivies : proposer des situations de prise de parole pour les petits parleurs. Les enfants peuvent prendre des chemins détournés pour répondre à nos finalités, Léa n’avait pas répondu au niveau attendu et cependant elle avait pris la parole après trois séances de silence, il fallait que cette parole soit entendue et prise en compte. Léa avait introduit dans un espace scolaire sa “personne privée”(8). Elle parlait de ses peurs, et ceci de manière détournée, puisqu’elle ne portait pas de lunettes ; de quelles peurs voulait-elle alors bien parler à travers ces paroles symboles d’autres peurs ?

S’il appartient peu au Maître d’adaptation de rechercher le sens de ce qui dans “la personne privée” empêche l’enfant de devenir élève (ce travail est plutôt du registre du rééducateur), c’est cependant bien ces propos, qui émanaient de sa sphère intime, qui avaient poussé Léa à prendre la parole. Quelle place accorder à ces paroles énoncées, donc dites pour être reçues, mais énoncées dans un vide d’attention de l’adulte, donc dites aussi pour n’être pas directement entendues ?

Il appartient de retenir que c’est l’accès qu’offrait Léa pour prendre la parole, qu’il était important que l’enseignant d’adaptation lui fasse signe que ses propos avaient été entendus (certainement dans un temps différé, car l’attention était centrée sur l’instant, sur l’enfant qui était au tableau et qu’il ne s’agissait pas d’abandonner) par une “question suite” ouverte, du genre : “ah oui, tu as vu des garçons casser les lunettes ?”.

Il s’agissait alors pour Martine, tout en gardant sa finalité de prise en charge groupale, de profiter de ces propos, sortis de la “personne privée”, pour en faire une sollicitation sociale, groupale, de parole.

Martine, après cette séance d’analyse décida donc de garder la même médiation, qui était porteuse d’intérêt pour les enfants, mais elle décida d’inciter les enfants à raconter, à partir des maniements des pions, leurs propres histoires se rapportant aux cours de récréation en y incluant leurs plaisirs, leurs déplaisirs et leurs peurs. Ces histoires orales, à propos d’histoires singulières, furent ensuite transcrites, sous la forme de la dictée à l’adulte... et Léa a pu trouver sa parole dans cette proposition.

La parole advient souvent là où elle n’est pas attendue, dans le hors situation, le hors communication, le hors temps... elle est à la fois donnée et donnée pour n’être pas entendue... d’où la nécessité pour l’enseignant d’adaptation de développer ses capacités “d’écoute flottante”, qui lui permettent, tout en étant centré sur un sujet, d’entendre aussi le hors sujet.

2.2 Deuxième situation

La personne privée trouve aussi souvent à s’exprimer dans tous les “entre-temps”, les temps qui ne sont plus la classe et qui ne sont pas encore la prise en charge ; je veux parler ici des temps de trajet entre la classe et l’espace d’adaptation. J’appelle cela “les corridors”, les “sas”, temps où l’enfant n’est plus un élève (même s’il est encore écolier)(9) ; ces temps peuvent se poursuivre, en début de prise en charge d’adaptation, par des temps de parole ouverte, rituels d’accueil.

Ces temps sont souvent l’occasion d’énoncer des inquiétudes, des joies, des peurs liées à la personne privée, mais qui, non énoncées ou non entendues par un adulte référent, captent l’attention et l’énergie de l’enfant et le rendent non disponible à l’attention cognitive.

Ce deuxième exemple sera lui aussi tiré d’une situation ponctuelle de visite d’aide auprès d’une stagiaire Maître E que nous appellerons Véronique.

Véronique travaille dans une petite école rurale, l’environnement social est pauvre, culturellement et affectivement.

Il s’agit, là aussi, d’une prise en charge, de type prévention du langage oral, auprès d’un groupe d’enfants de grande section de maternelle.

L’incident rapporté ici se situe donc dans l’entre-temps, temps de déplacement entre la classe de référence et le lieu d’adaptation.

Véronique va chercher les enfants en classe. Sur le chemin, à peine sortie de la classe, une petite fille, que nous appellerons Brenda, lui prend la main et lui dit : “demain, j’ai une maman” ; Véronique ne répond rien, elle ne donne aucun signe à l’enfant de son écoute et mène la séance (par ailleurs très bien menée) sans tenir compte de ces paroles personnelles livrées...

Dans l’entretien d’analyse mené après la séance, Véronique m’a dit qu’elle avait très bien entendu les paroles de cette petite fille, mais qu’elle ne savait pas quoi répondre parce qu’elle avait peur de se laisser embarquer dans de l’affectif qu’elle ne saurait pas maîtriser. Véronique me précisa que Brenda était élevée par sa grand-mère, que sa mère était partie dans le sud de la France peu après sa naissance, et qu’elle ne voyait que rarement sa fille ; par ailleurs une plainte, visant la grand-mère, avait été déposée par la tante pour maltraitance.

Le vécu de Brenda était donc un vécu difficile, de plus, elle se situait difficilement dans la filiation : sa maman était devenue une maman. Brenda était peu disponible aux savoirs cognitifs, elle présentait peu de compétences en langage... mais pouvait-il en être autrement quand les douleurs de “la cave”(10) ne trouvaient pas d’espace pour être entendus dans la sphère familiale ni dans la seule sphère sociale qu’elle fréquentait : l’école ; car, comme c’est encore trop souvent le cas, dans ce réseau, il n’y avait pas de rééducateur.

Alors, bien sûr, ce n’est pas au maître d’adaptation de se suppléer à l’absence de rééducateur et, bien sûr, Véronique, insécurisée et dans le début de la construction de sa professionnalité, ne pouvait que garder le silence ; la sécurité de l’enfant dépend de la sécurité de son enseignant ; Véronique a donc eu raison de respecter ses propres limites.

Mais que peut faire un Maître d’adaptation, chargé des aides spécialisées à dominante pédagogique, lorsqu’il reçoit des telles paroles ?

Si ces deux premiers exemples reposent sur le surgissement de la “personne privée” dans l’espace scolaire, c’est parfois la “personne sociale”, avec ses codes culturels, qui fait intrusion dans l’espace d’adaptation. Cette “personne sociale” peut être aussi une source de richesse pour le Maître d’adaptation, les deux exemples suivants vont tenter d’en témoigner.

2.3 Troisième situation

Appelons la stagiaire Sophie.

Sophie intervient auprès d’un groupe de quatre élèves appartenant à une classe de “CP aidés”, dans une école classée en ZEP.

La finalité de sa prise en charge repose sur la maîtrise du langage écrit : renforcement grapho-phonologique et production d’écrits.

Pour entretenir le lien classe de référence – regroupement d’adaptation, Sophie propose un renforcement phonologique à partir des sons étudiés en classe, de même qu’elle a prévu, pour chaque enfant, un carnet de liaison (qui reprend les sons étudiés, les mots clés et les textes produits) qui sert de support aux élèves dans leur espace classe.

Les finalités sont justes, la séance est bien menée, les élèves produisent... rien à dire... sauf qu’en consultant le carnet de liaison individuel, je m’aperçois que ces enfants ont tous le même ; les textes individuels produits à partir des mots clés n’y figurent pas... un texte unique, retranscrit à l’ordinateur par l’enseignante d’adaptation est sensé faire sens pour tous les enfants qui, bien sûr, ont tous aussi le même mot clé... nulle trace de leurs recherches individuelles... nulle trace de leur graphie personnelle...

Et pourtant, pour des élèves en difficulté d’apprentissage, la reconnaissance de leur propre culture, de leur propres mots référents est indispensable... le carnet de liaison ne peut être que singulier (même si le mot-référent pour tous y est aussi transcrit).

D’autant plus que figurait dans ce groupe un petit enfant tunisien, primo-arrivant, pour qui l’inscription dans le langage écrit français ne pouvait advenir qu’à partir d’une reconnaissance de ses propres stratégies culturelles : comparaison du sens de l’écriture, traduction des mots dans les deux langues (tout au moins à l’oral), mots clés particuliers à éviter, ou tout au moins à discuter...

Tout travail de renforcement scolaire devrait, à un moment ou à un autre de la prise en charge, s’inscrire dans une reconnaissance des valeurs culturelles qui fondent l’identité de l’élève : pourquoi ne pas partir, par exemple, de cartes postales, qui parlent de leur région, de la région de leurs parents, de leurs modes de vie... l’enfant “social” culturellement reconnu pourra alors accepter de rencontrer d’autres modes d’approche, d’autres langages et d’autres cultures qui sont plus générales et qui sont celles de l’école

C’est cette approche, partant d’une culture singulière pour aller vers une culture partagée, qu’avait empruntée une autre stagiaire qui intervenait, elle aussi, en ZEP, dans un groupe d’adaptation qui recevait de nombreux enfants arrivant de l’île de Mayotte. Si ces enfants partageaient, en principe, la même langue, l’environnement affectif, social et culturel dans lequel ils s’étaient construits était bien différent de celui des enfants nés en France. Cette stagiaire prit le temps de lire, d’apprivoiser leur culture, avant de rencontrer les parents et de commencer la prise en charge.

2.4 Quatrième situation.

Nous terminerons cet exposé en rapportant une dernière situation qui se situe à l’interphase de la “personne privée” et de la “personne sociale”.

Appelons cette dernière stagiaire Valérie.

Le groupe pris en charge est composé de cinq enfants de CE1 qui maîtrisent encore mal l’entrée dans l’écrit, aussi bien au niveau du décodage que de la construction du sens.

La séance observée est la septième de la séquence, Valérie se donne pour objectif de renforcer l’entrée phonologique, en utilisant la méthode Borel-Maisonny et les outils de renforcement phonologique (Zorman), et de produire de courts textes écrits en utilisant comme situation générative un album sur les animaux d’Afrique.

La première partie de la séance est consacrée au renforcement phonologique, le son étudié est consigné dans un cahier individuel. Les élèves, bons écoliers, participent activement, ils composent des mots à partir des sons étudiés, écrivent les mots clés retenus dans leur cahier individuel.

Tout semble lisse et facile, jusqu’au moment où Valérie dit à une petite fille, qui semblait plus peiner que les autres et que nous appellerons Morgane, “tu reverras les sons avec ta maman”... injonction à laquelle Morgane répondit par : “Maman n’a pas le temps, elle fait toujours des écritures” et Valérie de répondre “alors tu le feras avec Papa, papa il a le temps ?”, un “oui” de Morgane mit fin à l’échange.

Dans le second temps de la séance, consacré à la lecture d’une page sur les animaux d’Afrique et sur la production de courts textes, dans le but de faire un livre, Morgane participe peu, elle écrit peu, la médiation “animaux d’Afrique” ne semble pas déclencher de l’intérêt chez elle... Valérie la stimule, Morgane reste en retrait... et pourtant “les écritures” font partie de son vécu familial, écritures qui la privent de sa Maman mais qui pourraient peut-être aussi servir de support de sens pour entrer dans la culture de l’écrit.

La séance s’achève ; les enfants ont remis leurs manteaux, Morgane va quitter la salle... il me semble qu’il y a là, pour Morgane, une occasion ratée ; alors je l’interpelle “Morgane, qu’est-ce qu’elle fait ta maman comme écritures ?” Morgane se retourne, un grand sourire illumine son visage d’enfant “gris”, “Maman elle fait des crêpes et des galettes, alors elle marque les commandes, elle fait les comptes et elle écrit des recettes”.

C’était là une bien belle proposition pour rentrer dans le sens de l’écrit... il suffirait à Valérie d’introduire un projet “détour” dans son projet “animaux d’Afrique”, peut-être pourrait-elle introduire, dans un premier temps de sa séance, un moment consacré à la lecture-écriture de fiches de pâtisseries, peut-être pourrait-elle introduire dans son projet “animaux d’Afrique”, un village africain où les femmes feraient des galettes... La créativité et la capacité d’adaptation de l’enseignant spécialisé sont ici interpellées ; nous retrouvons là la fonction de “répondant” proposée par Yves de la Monneraye.

Morgane pourrait alors trouver un sens à l’écrit et découvrir, peut-être, un plaisir à décoder et à écrire des recettes... avant de pouvoir écrire d’autres projets.

 

3/ En guise de conclusion

Si les situations qui nous ont servi d’exemple ici présentent uniquement des interactions enseignant d’adaptation – élèves dans le temps de la “remédiation”, cela est dû uniquement à la ponctualité de mes observations ; je n’oublie pas, cependant, que cette posture clinique, qui guide la réponse individualisée, peut se faire dans les différents temps de la prise en charge.

Je n’oublie pas, non plus, que l’enfant-élève, s’il est bien le sujet de l’attention, n’est pas le seul partenaire de l’enseignant d’adaptation ; le travail nécessaire “d’alliance” amène l’enseignant d’adaptation à adopter la même démarche vis-à-vis des enseignants de référence et vis-à-vis des parents. On sait combien ce travail n’est pas toujours aisé, il est habité, de part et d’autre, de projections et de peurs de jugement, mais c’est bien à l’enseignant d’adaptation de faire preuve d’écoute et de flexibilité pour rencontrer chaque autre singulier, dans sa dimension affective, dans sa dimension sociale, culturelle, et dans sa dimension cognitive.

C’est dire que le métier d’enseignant d’adaptation est un métier exigeant : spécialiste des approches cognitives, les outils spécialisés (d’évaluation, de prévention et de remédiation) ne trouveront leur pleine richesse que s’ils sont utilisés comme médiations à l’intérieur d’une démarche humaine respectueuse des singularités de chaque élève.

Le métier d’enseignant d’adaptation ne peut s’inscrire que dans l’inter-action individualisée, il réclame de l’écoute, de l’humilité, de la souplesse, de la créativité... voilà bien des propositions de travail pour tout un chemin de vie professionnel !

Annie Langlois
Janvier 2007

 
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Notes

(1) La circulaire Prévention des inadaptations. Groupe d’aide psycho-pédagogique. Sections et classes d’adaptation (GAPP), en date du 9 février 1970, parlait “d’enfants qui bénéficient de ces rééducations” ; la circulaire en date du 25 mai 1976 confirmait cette terminologie.
Il faut dire ici que la création des GAPP s’est faite dans une historicité où l’approche psychanalytique (comprise dans une acceptation large du terme) était largement admise pour questionner les difficultés des enfants, qu’elles soient existentielles, sociales, ou scolaires. On peut citer ici différents auteurs dont les travaux avaient, à cette époque, des répercussions dans le champ de l’éducation : Bettelheim, Rogers, Mannoni, Neill, Oury, Deligny...
En 1984, dans un arrêté présentant les différentes options du Certificat d’aptitude à l’éducation des enfants et adolescents déficients ou inadaptés (CAEI), les enseignants préparant l’option E sont ainsi présentés : “enseignants chargés de l’enseignement et de l’aide pédagogique auprès des enfants en difficulté à l’école préélémentaire et élémentaire”. Notons également qu’à cette date, les options E du CAEI (censés être nommés sur des postes de “classes de perfectionnement, classes d’adaptation et écoles nationales du premier degré”) sont différenciés des rééducateurs psycho-moteurs et psycho-pédagogiques (qui interviennent dans les GAPP), dans leur niveau de recrutement et dans leur formation.
En 1987 le “certificat d’aptitude aux actions pédagogiques spécialisées d’adaptation et d’intégration scolaire” (CAAPSAIS ou CAPSAIS) se substitue au CAEI, les options restent inchangées, le travail des rééducateurs, à l’intérieur des GAPP, est toujours différencié de celui des enseignants spécialisés option E.
Le terme “élève en difficulté” vient remplacer celui de “enfant en difficulté” dans la circulaire en date du 9 avril 1990 qui substitue les “Réseaux d’aides spécialisées aux élèves en difficulté” (RASED) aux GAPP. L’enseignant chargé de la rééducation psycho-motrice et celui chargé de la rééducation psycho-pédagogique sont remplacés par des “instituteurs spécialisés chargés des rééducations” (titulaire de l’option G du CAPSAIS) et par des instituteurs spécialisés option E, qui se trouvent donc intégrés dans les Réseaux d’aides spécialisées. Ces enseignants spécialisés, option E, sont chargés “de l’enseignement et de l’aide pédagogique auprès des enfants en difficulté à l’école préélémentaire et élémentaire”.
On peut donc noter qu’en 90 les termes “élève en difficulté” et “enfant en difficulté” se retrouvent indifférenciés dans les textes législatifs. Cette ambiguïté sera toujours présente dans le BO du 8 mai 1997 “Rénovation du CAPSAIS”.
Le terme “enfant en difficulté” ne sera plus utilisé dans le BO en date du 26 février 2004 qui substitue au CAPSAIS le “Certificat d’aptitude professionnelle pour les aides spécialisées, les enseignements adaptés et la scolarisation des élèves en situation de handicap” (CAPA-SH).
Dans le même temps que l’enfant en difficulté était réduit à sa dimension d’élève, la formation des enseignants spécialisés a subi, au cours des années, des amputations en terme de conditions d’ancienneté, de différenciation des “pré-requis” nécessaires pour accéder aux différentes formations, d’évaluation des connaissances et d’heures de formation accordées.

(2) Cette notion, conçue comme un temps existentiel nécessaire au changement et à l’intégration de nouveaux concepts et gestes professionnels, est présentée par Gaston Pineau comme conjuguant trois temps :
• les temps parents qui marquent des avancées ;
• les contre-temps qui marquent les découragements, les arrêts et, parfois, les renoncements ;
• les entre-temps, qui marquent les doutes, les respirations, les vides.
Il me semble que ces trois processus sont nécessaires pour que les temps de regroupement soient réellement des temps de formation, c’est-à-dire des temps où le travail sur l’Objet (savoirs et savoir-faire) se construisent en s’intégrant dans un travail sur le Sujet.
Jacques Ardoino pouvait écrire, dans les années 90 : “il n’y a pas de formation sans une acceptation de l’altération” (pris dans son sens étymologique de devenir autre) ; les formations en alternance en n’autorisant que les “temps parents” (temps de responsabilité ou temps de regroupement de formation), permettent peu qu’un réel travail en profondeur puisse advenir. Elles demeurent alors seulement formatrices pour celles et ceux qui, ayant suffisamment d’ancienneté dans le champ de l’AIS, peuvent se consacrer à approfondir une professionnalité déjà constituée, ou alors pour celles et ceux qui ont suffisamment de courage, d’opiniâtreté, de temps disponible, de résistance aux épreuves pour trouver le temps de gérer leur classe, de lire, d’écrire et de se questionner ; mais elles laissent aussi au bord du chemin ceux et celles qui auraient eu besoin de temps pour gérer leurs déstabilisations et pour intégrer de nouveaux concepts. (voir à ce propos Pour une défense des formations présentielles en AIS. Professionnalité, personne, temporalité de la formation, Annie Langlois, in La nouvelle revue de l’AIS, n° 17, 2002).

(3) Édouard Zarifian : Le goût de vivre, retrouver la parole perdue, Odile Jacob, 2005, page 61.

(4) Je veux parler ici de certaines prise en charges qui seraient construites à partir des seuls résultats obtenus aux évaluations institutionnalisées (cela peut encore exister !). Ce qui me semble important, ce n’est pas de questionner les réponses données aux épreuves mais bien de rencontrer l’élève, à partir de ces évaluations, et de tenter de comprendre, avec lui, le fonctionnement cognitif qui l’a amené à ces résultats.

(5) Yves de la Monneraye, article N’ajoutons pas, par une aide intempestive, aux difficultés de l’enfant !, in Comprendre et aider les enfants en difficulté scolaire, Retz, 2004, page 19.

(6) Yves de la Monneraye, ibid. note 5, page 17.

(7) Voir Agnès Florin, Pratiques du langage à l’école maternelle et prédiction de la réussite scolaire, PUF, 1991.

(8) Voir les écrits de Jean-Jacques Guillarmé et Françoise Eriksen in Écouter l’enfant, aider l’élève, éditions EAP, 2004. Dans ce livre, les auteurs proposent que l’école accueille dans l’enfant-élève trois personnes : la personne sociale, la personne privée et la personne scolaire (page 57) :
Lieu hétérogène, l’école accueille ainsi pour le former l’individu hétérogène. En lui, au sein de cet espace complexe, se croisent, se mêlent et interagissent en effet “trois personnes”, dont les relations sont déterminantes pour la réussite des apprentissages et la pérennité des acquisitions :
La première de ces “personnes” est sociale. Elle est l’aboutissement et le produit inclus dans l’individu agissant des modes de vie, de la culture, des valeurs, et des traditions [...] qui composent son environnement matériel et humain quotidien.
La seconde “personne” est privée. Elle est le produit conscient et inconscient, agissant dans l’intime, des relations de l’enfant avec son nom et son histoire [...]
La troisième “personne” est scolaire. Elle conduit le sujet, placé en position d’élève, à jouer quand il faut, sur la scène de la classe, un rôle de “composition”. Elle se forge ainsi, jour après jour, au feu de la classe, à partir de comportements attendus, de règles de fonctionnement préétablies, de conduites mentales spécifiques, de procédures d’apprentissage codées, de réponses et de formes linguistiques adaptées”.

(9) Pour la différence entre “écolier” et “élève”, voir ce même livre de J.-J. Guillarmé et F. Eriksen.

(10) “La cave” : cette expression est empruntée à Jacques Lévine, dans un article Développement optimal de chacun : utopie ou nécessité ?, retranscription d’un exposé fait dans le cadre du Colloque École et prévention, Strasbourg, février 1986.
Jacques Lévine pouvait dire : “Un enfant à l’école doit gérer un Moi qui comporte trois étages, un Moi bâti comme une maison : cave, étages, grenier, autrement dit le Moi secret et inconscient, le Moi social, le Moi ludique. Dans la cave, il y a surtout les mal vécus des premiers temps de la croissance mal intégrés, encore en effervescence [...] L’enfant vient en classe avec tout ce monde de la cave en arrière fond. Et la cave, avec tout son cortège d’images de soi nostalgiques ou insupportables, peut prendre une telle importance chez certains enfants que c’est au travers du mode de fonctionnement mental particulier à la cave, qui est aussi celui du monde de la nuit, que l’enfant va aborder la lecture et le calcul”.

(11) Des albums peuvent ici nous être d’un grand secours, nous pouvons citer plus particulièrement tous les albums de la collection Ainsi va la vie, chez Alligram : Les parents de Zoé divorcent, Max va à l’hôpital, Grand-père est mort, Max n’aime pas l’école... mais il y a aussi les activités d’expression porteuses de langage expressif, de langage communicationnel et de langage référentiel (voir article Les activités d’expression, restauration de l’estime de soi et le désir d’apprendre, A. Langlois, in La nouvelle revue de l’AIS, n° 18, 2e trimestre 2002).

(12) Album Les petits riens par Elisabeth Brami et Philippe Bertrand, Seuil Jeunesse.

 
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Dernière révision : mercredi 22 janvier 2014 – 14:25:00
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