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Scolarisation : les déficients sensoriels hors du droit commun

 

 
Texte de Jean-Yves Le Capitaine


Publication initiale  Version intégrale d’un article initialement publié dans Actualités Sociales Hebdomadaires, n° 2617, 10 juillet 2009, p. 31-32.
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Livre de Jean-Yves Le Capitaine  Jean-Yves Le Capitaine a publié Des enfants sourds à l’école ordinaire, L’Harmattan, Paris, 2004.

 

La loi du 11 février 2005 engageait à une scolarisation des enfants et adolescents en situation de handicap. Cet engagement a été volontariste au regard des textes précédents, qui incitaient certes à l’intégration scolaire, mais n’instituaient pas de manière aussi nette les orientations contenues dans cette loi : « Tout enfant, tout adolescent présentant un handicap ou un trouble invalidant de santé est inscrit dans l’école ou dans l’un des établissements [scolaire], le plus proche de son domicile, qui constitue son établissement de référence » (article 19). Depuis cette date, plusieurs textes ont été publiés, encadrant le mise en œuvre de ce processus de scolarisation, notamment le décret n° 2005-1752 du 30/12/2005 relatif au parcours de formation des élèves présentant un handicap, l’arrêté du 17 août 2006 relatif aux enseignants référents et leurs secteurs d’intervention et la circulaire n° 2006-126 du 17 août 2006 sur la mise en œuvre et le suivi du projet personnalisé de scolarisation.

L’architecture réglementaire n’était pas pour autant complète, et des textes étaient attendus avec impatience. Ces textes ont été publiés récemment : le décret relatif à la scolarisation des enfants, des adolescents et des jeunes adultes handicapés et à la coopération entre les établissements scolaires et les établissements et services médico-sociaux (Décret n° 2009-378 du 2 avril 2009) ; et l’arrêté précisant les modalités de création et d’organisation d’unités d’enseignement dans les établissements et services médico-sociaux (Arrêté du 2 avril). Ces nouveaux textes modifient-ils les principes et les réalités de fonctionnement de la scolarisation des enfants ayant une déficience sensorielle ?

Dans le cadre général de la scolarisation des enfants handicapés, la situation des enfants ayant une déficience sensorielle (auditive ou visuelle) présente des caractéristiques singulières. En observant le paysage de l’ins­truction scolaire de ces enfants et adolescents sourds ou malentendants, aveugles ou malvoyants, on s’aperçoit de l’extrême diversité des modalités et des solutions qui ont été mises en œuvre pour cette problématique.

Il y a bien entendu des situations de scolarisation dans l’établissement scolaire de proximité ou de choix de la famille, ce qui était nommé aupara­vant « intégration individuelle ». Les jeunes enfants ou adolescents peuvent être accompagnés selon diverses modalités : présence d’un AVS (Auxiliaire de Vie Scolaire : encore faudrait-il s’interroger en certains cas sur les fonctions d’un AVS dans l’accompagnement, d’un sourd par exemple, lorsque l’AVS ne maîtrise pas les modalités de communication nécessaires) ; intervention d’un service médico-social spécialisé (SSEFIS, Service de Soutien à l’Education Familiale et à l’Intégration Scolaire, pour la déficience auditive ; SAAAIS, Service d’Aide à l’Acquisition de l’Autonomie et à l’Intégration Scolaire, pour la déficience visuelle) ; mise en place d’aides techniques (appareillage d’amplification acoustique HF, ordinateurs...). Ils peuvent aussi ne pas être accompagnés par un service spécialisé et parfaitement réussir une fois la compensation mise en place dans leur plus jeune âge.

La deuxième modalité de scolarisation est collective, sous forme de CLIS (Classe d’Intégration Scolaire) ou d’UPI (Unité Pédagogique d’Intégration), spécifiques à chaque déficience. Il s’agit là de classes ou de dispositifs spécialisés qui ont pour objectifs de répondre à des besoins d’enfants ou d’adolescents auxquels le système de droit commun d’éducation n’est pas en mesure de répondre : besoins d’adaptation des rythmes d’acquisition des apprentissages, de mise en place de modalités spécifiques de communication, d’apprentissages spécifiques, d’adaptation pédagogique... Ils ont aussi pour objectifs de faire participer les jeunes, lorsque c’est possible, aux activités, notamment scolaires, que mènent les autres enfants de leur âge dans leurs classes. Ces dispositifs sont installés de plein droit dans le système éducatif de droit commun, même si l’on peut observer qu’ils constituent parfois de facto un système de ségrégation ou d’exclusion à l’intérieur même du système, là ou la ségrégation était auparavant à l’extérieur du système.

Il est une troisième modalité de « scolarisation » qui n’est pas nommée comme telle parce qu’elle n’est pas réalisée dans le cadre du système éducatif de droit commun. Cette troisième modalité d’« instruction scolaire » est réalisée par les établissements spécialisés pour déficients sensoriels, parfois à l’intérieur des murs de l’institution, bien plus souvent sous forme de classes externalisées au sein d’établissements scolaires ordinaires. Cette situation est singulière, depuis 1975, en regard des dispositifs de scolarisation des jeunes présentant un autre handicap que sensoriel. En effet, bien souvent, dans les IME (Institut Médico-Educatif) ou dans les ITEP (Institut Thérapeutique, Educatif et Pédagogique) par exemple, les enseignants qui y exercent sont issus de et réfèrent au ministère de l’éducation. Dans les établissements pour déficients sensoriels, c’est aussi le cas pour certains d’entre eux. Mais on trouve en majorité des établissements avec des enseignants relevant du ministère chargé des personnes handicapées.

Les sourds ou les aveugles n’ont pas attendu que le système éducatif (Instruction Publique ou Éducation Nationale) se préoccupe de leur sort pour avoir une instruction scolaire : les premières écoles de jeunes sourds datent de la deuxième moitié du 18e siècle. Des écoles de sourds et des écoles d’aveugles se sont créées, développées et ont instruit des générations. Ces écoles institutionnelles ont été rattachées au secteur médico-social. Les « élèves » de ces écoles n’ont toutefois jamais été considérés ni pris en compte dans les statistiques de la scolarisation. Seules les deux premières modalités de scolarisation (individuelle ou collective) ont été incluses dans les chiffres de la scolarisation. Il apparaissait ainsi qu’un grand nombre de sourds et d’aveugles n’étaient pas scolarisés, du simple fait de leur appartenance aux institutions médico-sociales.

Cela était vrai d’un point de vue administratif (scolarisation = Éducation nationale) dans la mesure où ce n’était pas l’École (au sens du Ministère qui en était responsable) qui s’en préoccupait, mais qu’ils bénéficiaient d’une instruction en dehors de ce Ministère. Ils n’étaient donc ni élèves, ni scolari­sés. Alors même que les objectifs et les modalités d’instruction pouvaient être complètement « scolaires » avec les références aux programmes de l’Éducation nationale, les passations des mêmes diplômes et des mêmes évaluations, etc... Alors même que les dispositifs d’« instruction » étaient externalisés sous forme de classes ou de groupes et que les jeunes étaient, plus ou moins selon les situations, intégrés dans des temps d’apprentissages scolaires, avec ou sans accompagnement. Alors même que ces dispositifs étaient parfois plus intégratifs que certaines CLIS.

Les derniers textes publiés modifient-ils les conditions décrites ci-dessus ? On peut observer des avancées significatives, qui concernent également l’ensemble des dispositifs de scolarisation des jeunes en situation de handicap. Les jeunes sourds et les jeunes aveugles, quelle que soit la modalité de scolarisation ou d’accompagnement auront un Projet Personna­lisé de Scolarisation (PPS). C’est un acquis important, qui fait entrer ces populations dans le droit commun, alors que jusqu’à aujourd’hui, il n’y avait pas de PPS réalisé dans le cadre défini par la circulaire du 17 août 2006, même si ces enfants pouvaient avoir une « scolarisation » satisfaisante. Et, deuxième aspect de ces avancées, le PPS sera réalisé sous l’égide de l’enseignant référent, à travers les modalités de l’Equipe de Suivi de Scolarisation.

Un autre point, sans impact direct avec la scolarisation, est également à souligner. Avec le décret du 2 avril, les enseignants exerçant dans les institutions médico-sociales, et titulaires d’un diplôme extérieur à l’Éduca­tion nationale (notamment le CAPEJS et le CAEGADV) pourront postuler à des fonctions d’enseignants référents. C’est une manière (nouvelle pour l’Éducation nationale) de considérer que ces enseignants possèdent des qualifications d’enseignement, et que ceux à qui ils s’adressent doivent bien quelque part être des élèves et être scolarisés.

Mais à la lecture de l’arrêté du 2 avril relatif à l’organisation des unités d’enseignement, on observe aussi une série de dérogations qui sortent les jeunes sourds et aveugles de l’égalité de droits. L’arrêté instaure délibéré­ment la possibilité de la scolarisation des jeunes sourds et aveugles en dehors du droit commun à travers plusieurs dispositifs : c’est le préfet, et non l’Inspecteur d’Académie, qui détermine les moyens, laissant la scolarité ainsi financée par l’assurance maladie (article 2, paragraphe 2) ; les enseignants peuvent relever du ministère chargé des personnes handicapées (article 2 paragraphe 4) ; les enseignants des unités d’enseignement pour déficients sensoriels relèvent « du contrôle pédagogique des corps des inspecteurs pédagogiques et techniques des établissements de jeunes sourds et de jeunes aveugles du ministère chargé des personnes handicapées » (article 4) et non des inspecteurs de l’Éducation nationale chargés de la scolarisation des élèves handicapés. Tant de dérogations, dans le contenu même du texte, constituent véritablement une « exclusion » de la responsabilité directe du système éducatif, et opèrent une ségrégation entre les enfants : tous les enfants, sauf les jeunes sourds et aveugles, sont scolarisés dans le droit commun. Car que se passe-t-il sur le terrain, au regard de ces possibilités ?

Une unité d’enseignement est installée dans une école élémentaire, encadrée par des enseignants sous responsabilité du ministère des personnes handicapées : les enfants ne sont pas inscrits à l’école (ou alors ils sont inscrits du bout du stylo lorsqu’un temps partagé de scolarisation a pu être mis en place), ils n’accèdent pas (sauf de manière volontariste) aux ressources et aux activités des autres enfants, leurs parents ne peuvent jouer un rôle éventuel de représentation au sein de l’école... Et lorsque tout le monde est d’accord sur les besoins d’un ou de plusieurs enfants de partager des temps de scolarisation en classe « ordinaire », ce n’est pas possible puisque ils ne sont pas comptabilisés faute d’inscription dans les effectifs déjà souvent chargés : ils ne sont comptabilisés dans les critères d’ouverture ou de fermeture de classe.

Une unité d’enseignement est installée au collège, encadrée par cette même catégorie de professionnels : l’inscription n’et pas possible dans les effectifs du collège, et l’accès aux droits minimum des collégiens est restreint. Les conséquences de cette situation sont discriminantes : pénalisation pour les jeunes déficients sensoriels contraints de ne pas bénéficier du contrôle continu en raison de leur non inscription (ils sont contraints de se présenter en candidats libres) ; multiples difficultés pour contourner les différents logiciels de choix d’orientation et avoir les mêmes choix d’orientation.

Et que dire de l’inscription dans l’école de référence ? L’administration ou le politique se trouvent quittes en justifiant de la scolarisation par l’argument de l’inscription dans l’école de référence. Que signifie cette inscription lorsque ni l’élève ni les parents ne pratiquent cette école dite de référence en raison de leur choix ou d’une nécessité d’une scolarisation réelle dans un autre établissement, dans une unité d’enseignement qui n’y autorise pas de scolarisation administrative. Mais l’enfant est ainsi faussement comptabilisé dans les enfants scolarisés (parce que inscrit dans l’école de référence), et que cela permet de ne pas mettre en œuvre les moyens dans les lieux où il est véritablement scolarisé.

Les innombrables obstacles à faire reconnaître que les jeunes sourds ou les jeunes aveugles ont le droit comme n’importe quel enfant d’être scolari­sés dans et par le système de droit commun ne sont pas levés, bien au contraire, par ces textes. Certes il y a des avancées significatives, mais des dispositifs demeurent verrouillés sur des modèles antérieurs à la loi du 11 février 2005, et dans lesquels l’existence d’une double filière était « naturelle ».

Il ne faut pas pour autant considérer que les dispositifs collectifs de l’éducation nationale (CLIS ou UPI) développent davantage une perspective d’égalité des droits, malgré leur appartenance au droit commun. Ces dispositifs constituent des moyens de ne pas « scolariser à égalité de droits et de chances » des enfants sourds ou aveugles, alors que sur le principe du droit, cela devrait être possible. Ainsi par exemple, au niveau du collège, qui est toujours unique, c’est-à-dire qui a vocation à accueillir tous les élèves des classes d’âge correspondantes, les jeunes sourds ou aveugles vont, à difficultés égales, se retrouver en UPI là où les jeunes seront scolarisés en classe de collège (ou en SEGPA, selon certains critères). Là où ils auraient dû partager les conditions d’apprentissages (avec les aides appropriées relatives à leur déficience), les difficultés et les enjeux, et les modes de réponses institutionnelles aux jeunes en difficultés, les dispositifs spécifiques à des catégories de personnes leur sont destinés.

Les dispositifs collectifs sont encore aujourd’hui, pour les déficients sensoriels des dispositifs d’exclusion du droit commun (Unités d’enseigne­ment) ou d’illusion du droit commun (CLIS ou UPI). Cela ne signifie pas pour autant que les jeunes déficients sensoriels n’ont pas de besoin de regroupements, pour différentes raisons, dans des dispositifs collectifs. Bien au contraire, pour un certain nombre d’entre eux, c’est même la seule solution pour faire des apprentissages scolaires, pour se doter d’un outil linguistique de communication, pour se construire comme personne ayant une identité positive, pour maîtriser des outils de compensation, etc...

Dans ce contexte, l’égalité des droits peut être en contradiction avec l’égalité des chances. Une hiérarchisation inconsciente s’instaure dans la scolarisation, plaçant tout en haut la scolarisation individuelle de proximité, au milieu les dispositifs collectifs de l’Éducation nationale, et en bas les dispositifs médico-sociaux, qui ont toujours, selon les derniers textes, vocation à scolariser par les unités d’enseignement. Cette hiérarchie implicite constitue la grille de lecture dans les représentations communes des différents acteurs de la scolarisation. Alors même que l’égalité des chances plaiderait pour l’absence de cette hiérarchie, dans la mesure où pour certains enfants, les dispositifs collectifs sont la seule condition de développement global (comme c’est le cas par exemple des enfants dont la modalité de communication choisie est le bilinguisme langue française / langue des signes).

Les logiques des nouveaux textes eussent voulu qu’il y eût conjonction des compétences, au sein des dispositifs de droit commun, des enseignants relevant du ministère des personnes handicapées (il y a là un vivier impor­tant de compétences dans l’éducation et la scolarisation des jeunes déficients sensoriels) et des compétences des acteurs de l’Éducation nationale, que les premiers puissent devenir des enseignants de droit commun auprès des jeunes déficients sensoriels. Des enjeux de pouvoir, de territoires, de statuts, englués dans des histoires parallèles et écrasantes, autorisent par conséquent encore aujourd’hui que les déficients sensoriels soient hors de l’égalité des droits et des chances dans la scolarisation.
 

Jean-Yves Le Capitaine
Janvier 2010

 
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Dernière révision : vendredi 31 janvier 2014 – 16:15:00
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